PERVERSION ET RELATION À L’AUTRE SELON DELEUZE *


Fabrice Jambois: français. Docteur en philosophie, qualifié aux fonctions de maître de conférences, rattaché à l’ERRAPHIS (Toulouse II).
Correo electrónico: fjambois@gmail.com


RÉSUMÉ

Cet article a pour objet le concept d’autrui formé par Deleuze. Nous montrons que la tentative de penser la relation à l’autre en dehors d’une structure dialectique conduit Deleuze à remodeler la dialectique et à inscrire la perversion au coeur des relations intersubjectives. Nous sommes ainsi amenés à cerner les formes qu’emprunte la perversion et à évaluer son statut en prenant la mesure de son oscillation entre les deux pôles de la psychose et la névrose et en mettant en évidence la puissance de contestation et de résistance qu’elle contient.

Mots clés :Perversion, Autrui, Dialectique, Deleuze-Guattari.


PERVERSION AND RELASHIONSHIP ACCORDING TO DELEUZE

ABSTRACT

This text focuses on the idea of alterity according to Deleuze. We intend to show that while he tries to emancipate the concept of relashionship from a dialectical scheme, Deleuze reshapes dialectic and merge perversion with human relashionships. We are led to determine various forms of perversion and its position between neurosis and psychosis. We highlight the power of resistance that perversion implies.

Keywords: Perversion, alterity, dialectic, Deleuze-Guattari.


PERVERSION Y RELACIÓN CON EL OTRO POR DELEUZE

RESUMEN

Este artículo tiene como objeto, el concepto del otro creado por Deleuze. Se demuestra que la tentativa de pensar la relación con el otro, fuera de una estructura dialéctica conduce a Deleuze a remodelar la dialéctica y a inscribir la perversión dentro de las relaciones intersubjetivas. Eso nos conduce, a determinar las formas que tiene la perversión y a evaluar su estatuto entre psicosis y neurosis. Ponemos en evidencia la potencia de resistencia que la perversión contiene.

Palabras clave: Perversión, alteridad, dialéctica, Deleuze-Guattari.


PERVERSION ET RELATION À L’AUTRE SELON DELEUZE


INTRODUCTION

«On se demandera […] si la dernière étape du post-hégélianisme se situe définitivement au-delà de la dialectique. Est-ce que ces positions critiques ne restent pas hantées par la dialectique, même lorsqu’elles revendiquent leur opposition totale à celle-ci?» (Butler, 2011, p. 215). Écrit Judith Butler dans Sujets du désir. L’interrogation ici formulée s’applique avant tout à la séquence dialectique que Kojève place au centre de son interprétation de Hegel et qui, mettant en scène la lutte pour la reconnaissance, définit le paradigme des rapports intersubjectifs. Figure majeure de ce post-hégélianisme dont parle ici Butler, Deleuze efface-t-il jusqu’aux résidus de la dialectique de la reconnaissance? N’y a-t-il pas plutôt une résurgence, dans la pensée deleuzo-guattarienne, de ce schème dialectique dans une reconstruction des rapports intersubjectifs fondés sur les concepts de visage, de territoire et de déterritorialisation/reterritorialisation? La philosophie de Gilles Deleuze est souvent définie comme une philosophie de la rencontre et, pourtant, il y est fort peu question d’intersubjectivité. Jamais la rencontre n’y est interprétée en termes d’intersubjectivité. Deleuze écrit ainsi dans Dialogues):

Dans la relation intersubjective, la subjectivité devient l’inessentiel. Non seulement une rencontre ne concerne pas exclusivement des individus, mais elle ne concerne jamais des individus conçus comme des êtres indivisibles, doté d’une identité fixe et d’une unité personnelle formelle:

En redéfinissant l’individu comme un champ d’individuation mouvant et en assignant les singularités pré-individuelles qui peuplent ce champ à une multiplicité, Deleuze pluralise les coordonnées élémentaires de la relation intersubjective et fait basculer celle-ci en dehors du modèle d’un face à face entre deux sujets. La relation à l’autre, complexe, requiert alors l’élaboration d’un nouveau concept d’autrui: « autrui comme monde possible ». Ce concept, exposé sommairement dans Différence et répétition et dans l’Appendice à Logique du sens consacré au roman de Tournier, puis repris plus tard, à titre d’exemple, dans le cadre de la pédagogie du concept du premier chapitre de Qu’est-ce que la philosophie ?, est étrangement absent de L’Anti-Œdipe et, surtout, de Mille plateaux, où la catégorie d’agencement constitue l’analyseur des faits psychiques, sociaux ou comportementaux, comme si, dans les repérages et découpages du réel auxquels renvoient les agencements se dissolvait toute esquisse d’une analyse de la relation à l’autre (Guattari, 1979, p. 213). Comme si, en somme, l’agencement comme «unité réelle minima» neutralisait la possibilité de thématiser Autrui (Deleuze, Parnet, 1977, p. 65). Il s’agit donc pour nous de faire usage de la catégorie d’agencement pour préciser la description du rapport à l’autre tel que Deleuze le conçoit, pour enrichir le contenu du concept d’ «autrui comme monde possible» et mieux déterminer la réponse à la question: qu’est-ce que rencontrer quelqu’un?. Si tout nous porte à croire que Deleuze et Guattari produisent les moyens conceptuels de penser le rapport à l’autre en dehors du modèle dialectique, cette nouvelle conceptualité n’est-elle pas finalement une retraduction et un déplacement de la dialectique hégélienne?


LA STRUCTURE AUTRUI ET L’AUTRE DE L’AUTRE

Le concept d’autrui comme monde possible est obtenu par la dissociation de la personne et de la structure dans laquelle celle-ci prend place de façon à remplir la fonction «Autrui». C’est seulement cette structure qui doit être désignée sous le nom de «autrui», indépendamment des individus-variables qui viennent l’occuper et l’effectuer. Dans chaque système psychique, le mien comme celui de mon visà- vis, Autrui comme structure a priori rend possible l’altérité. C’est cette structure a priori et son fonctionnement dans les systèmes psychiques que méconnaissent les théories de l’intersubjectivité lorsqu’elles identifient autrui à l’autre sujet. Une telle identification directe de l’alter ego à autrui ne peut, en effet, manquer de conduire à une impasse. « Le tort des théories est précisément d’osciller sans cesse d’un pôle où il est réduit à l’état d’objet, à un pôle où il est porté à l’état de sujet » (Deleuze, 1968, p. 334), note Deleuze. Les analyses du regard et des attitudes concrètes envers autrui menées par Sartre dans la troisième partie de L’être et le néant sont exemplaires à cet égard: «Même Sartre se contentait d’inscrire cette oscillation dans autrui comme tel, en montrant qu’autrui devenait objet quand j’étais sujet, et ne devenait pas sujet sans que je fusse à mon tour objet» (334), poursuit Deleuze. L’approche sartrienne de l’intersubjectivité n’échappe au solipsisme que pour buter sur l’indépassable conflit des consciences. «Le conflit est le sens originel de l’être-pour-autrui» car la présence d’autrui dans mon champ d’expérience ne prend pas la forme d’une hypothèse incitant simplement à des découvertes et prévisions au sein de mon propre système de représentations (Sartre, 1943, p. 413). La manifestation d’autrui renvoie, au contraire, à l’effet désappropriant d’un système de représentations qui n’est pas le mien et qui me soustrait à ma position centrale de sujet. Autrui comme unité organisatrice situé en dehors du champ de notre expérience n’est pas séparable d’une lutte pour la reconnaissance, dont Sartre décèle la trace jusque dans l’expérience de la honte; une lutte des consciences qui, à la différence de celle, optimiste, que propose Hegel, ne connaît ni ne promet aucune «relève» (285). Le conflit dialectique que fait naître l’expérience intersubjective lie au moins deux sujets par une relation intérieure et nécessaire plaçant chacun sous la dépendance de l’existence de l’autre et s’exerçant sous le régime de la négation: autrui est toujours saisi négativement comme celui qui n’est pas moi, c’est-à-dire comme ce dont un néant originel me sépare (283). Ce néant de relation qui fonde l’intersubjectivité aussi bien dans les thèses réalistes que dans les thèses idéalistes, continue, dans la perspective phénoménologique de Sartre, à jouer le rôle de négation constituante. De ce point de vue, Sartre reprend le motif hégélien d’une conflictualité dialectique et persiste à penser la relation à l’autre en termes de propriété, d’aliénation et de réappropriation. Son concept d’autrui tombe sous le coup de la critique deleuzienne de la dialectique hégélienne, telle qu’on la trouve par exemple formulée dans Nietzsche et la philosophie, où Deleuze montre que celle-ci s’exprime et se condense dans la forme extrême que lui donne Stirner, celle d’un nihilisme: «Stirner est le dialecticien qui révèle le nihilisme comme vérité de la dialectique. […] Le moi unique rend au néant tout ce qui n’est pas lui, et ce néant est précisément son propre néant, le néant même du moi» (Deleuze, 1962, p. 186). Bref, tantôt on exprime la forme du Je dans une lutte dialectique contre l’autre avec pour horizon l’impossible déréalisation de ce qui demeure la condition de la réalité du sujet (impasse dialectique), tantôt on affirme la matière d’un Moi absolutisé qui irréalise le monde (impasse solipsiste).

La thèse de Deleuze consiste à tourner la difficulté en libérant Autrui de sa double postulation de sujet réifiant ou d’objet réifié: la structure Autrui «ne désigne personne, mais seulement moi pour l’autre Je et l’autre Je pour moi» (Deleuze, 1968, p. 334). La transformation que subit le concept d’autrui tient au passage d’une relation à deux termes (moi, l’autre) entre lesquels un rapport de force détermine des oscillations, à une relation entre trois termes (moi, autrui, l’autre), relation qui se dédouble en deux systèmes à l’intérieur desquels «autrui se définit par sa valeur expressive, c’est-à-dire implicite et enveloppante» (334). Autrui constitue pour moi ce qui annonce d’autres mondes, ce qui représente et implique d’autres champs d’expérience qui font proliférer des possibles au sein de mon champ d’expérience propre. C’est l’expressivité qui constitue autrui en tant que tel selon un rapport d’expression où l’exprimé est hétérogène à ce qui l’exprime. Suivant un exemple récurrent chez Deleuze:

Dans cet exemple, le motif de la frayeur d’autrui étant hors champ pour nous, le monde possible exprimé n’existe pas en dehors du visage qui l’exprime; il est donc possible de saisir, à l’état pur, la charge expressive qu’il introduit en même temps qu’une «remontée locale d’entropie», un halo d’indétermination. Deleuze tire donc de l’autonomie relative du système de représentations d’autrui par rapport au nôtre —il perçoit ce qui pour nous est hors champ, pour s’en tenir au registre élémentaire de la perception— une conséquence inverse de celle que Sartre soulignait: l’effet entropique de la présence d’autrui dans notre champ d’expérience ne confisque pas notre liberté; il étend au contraire les marges de ce champ et l’anime. Inversement, l’explication de ce monde possible détermine un effet négentropique. Il nous appartient en effet, en questionnant autrui, d’expliquer, de déployer ce qu’il enveloppe. D’où une règle pratique énoncée dans Différence et répétition: on peuplera d’autant plus notre monde de possibilités que l’on renoncera à trop expliquer autrui, à assécher les valeurs implicites qu’il contient. La structure autrui ou «autrui comme monde possible» se situe en amont du partage dualiste qui rabat l’autre sur la condition d’objet décevant et sans mystère ou de sujet fascinant et insaisissable: «[Autrui] assure les marges et transitions dans le monde. Il est la douceur des contiguïtés et des ressemblances. Il règle les transformations de la forme et du fond, les variations de la profondeur. Il empêche les assauts par derrière. Il peuple le monde d’une rumeur bienveillante […] et relativise le non-su, le non-perçu» (Deleuze, 1969, p. 355). Autrui ne désigne alors plus simplement le vis-à-vis du sujet, il devient coextensif à l’ensemble du champ d’expérience de celui-ci et «fonde le fonctionnement du monde dans son ensemble», gouverne l’usage des notions phénoménologiques qui en assurent la description: «Le découpage d’objets, les transitions comme les ruptures, le passage d’un objet à un autre, et même le fait qu’un monde passe au profit d’un autre, le fait qu’il y a toujours quelque chose d’impliqué qui reste encore à expliquer, à développer, tout cela n’est rendu possible que par la structure autrui et son pouvoir expressif dans la perception» (Deleuze, 1968, p. 360).

Nous pouvons provisoirement conclure que Deleuze emprunte bien son concept d’autrui à Sartre, à qui il reconnaît le mérite d’avoir proposé la première grande théorie d’autrui dans L’être et le néant (Deleuze, 1969, p. 360). Mais c’est pour en détourner largement le sens et en déplacer les attendus : lorsque Sartre concède que l’autre «permet des découvertes et des prévisions au sein de mon système de représentations» et que, par exemple, «grâce à l’hypothèse des autres je puis prévoir ce geste à partir de cette expression» (Sartre, 1943, p. 272), il rectifie son propos à la fois en présentant cette aide extérieure comme celle d’un instrument (réification de l’autre) et en renversant cette version instrumentale du concept d’autrui en son contraire: autrui comme principe d’unification extérieur de phénomènes de mon champ perceptif n’existant que pour lui. Deleuze insiste au contraire sur la dimension libératrice et aidante de la présence de l’autre: «L’absence d’autrui, c’est quand on se cogne et que nous est révélée l’insuffisance de nos gestes» (Deleuze, 1969, p. 356). L’effet que produit autrui se signale par «la distinction de ma conscience et de son objet», par le surgissement d’un nouveau monde qui fait passer celui où je ne faisais qu’un avec les objets: «En l’absence d’autrui, la conscience et son objet ne font plus qu’un. Il n’y plus de possibilité d’erreur: non pas simplement parce qu’autrui n’est plus là, constituant le tribunal de toute réalité, pour discuter, infirmer, vérifier ce que je crois voir, mais parce que, manquant dans sa structure, il laisse la conscience coller ou coïncider avec l’objet dans un éternel présent» (361). Aussi bien la véritable distinction passet- elle moins, pour Deleuze entre, d’une part, un monde qui est pour moi et où autrui est un objet particulier et, d’autre part, un monde où je suis réduit à l’état d’objet par autrui (dualisme sartrien) qu’entre un monde sans autrui et un monde où sa présence structure et conditionne l’ensemble du champ perceptif et libère la conscience.

La relation à l’autre n’est donc pas relation à un autre sujet. Du moins elle pointe toujours en direction d’autre chose: elle vise les facteurs individuants et les singularités pré-individuelles qui, intégrés dans les limites d’objets et de sujets, s’offrent à la représentation comme perçus ou percevant. Répondre à la question : «qu’est-ce qu’une rencontre?» requiert que l’on ne s’en tienne pas à l’analyse du rapport au sujet qui effectue la structure autrui dans notre champ d’expérience, mais que l’on franchisse cet écran, que l’on remonte à la structure elle-même, et que l’on fasse encore un pas au-delà. Deleuze note en effet que:

Deleuze mobilise ici la notion de «coude de la raison», qui, mutatis mutandis, reprend le schème conceptuel bergsonien de «tournant de l’expérience» mentionné au chapitre IV de Matière et mémoire. Bergson montre dans ce chapitre que la solution pour retrouver le fond des choses que désorganise le travail utilitaire de notre esprit engagé dans la vie pratique «serait d’aller chercher l’expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement humaine» (Bergson, 1993, p. 205). De même, les conditions de l’expérience réelle de la relation à autrui, ses articulations mêmes, ne sont atteintes qu’avec un dépassement de l’expérience humaine. Bergson comparait ce travail de remontée au-delà du tournant de l’expérience accompli par l’intuition philosophique au travail d’intégration auquel se livre le mathématicien lorsqu’il détermine une fonction en partant de la différentielle:

En menant à son terme l’analyse du concept d’autrui en suivant cette même voie d’une réduction bergsonienne de l’expérience humaine, Deleuze aboutit à une désintégration d’autrui, à une pure et simple dissolution de l’autre au profit du champ d’expérience inhumain ou pré-humain. Deleuze convoque donc tacitement un modèle bergsonien pour transformer et dépasser le concept sartrien d’«autrui». Mais, comme le remarque Renaud Barbaras, commentant la critique de Bergson par Merleau-Ponty, les positions sartriennes et bergsoniennes sont, dans la mesure où l’on fait prévaloir la théorie de l’intuition-coïncidence de Bergson comme moyen de revenir aux choses-mêmes, presque réversibles:

La remontée au-delà du tournant de l’expérience est aussi la voie à suivre pour faire une incursion dans le domaine moléculaire de la production désirante tel que l’expose L’Anti-Œdipe. La coïncidence avec les multiplicités de fusion qui forment, à l’échelle moléculaire, l’étoffe de la réalité, exige la mise hors-circuit d’autrui comme personne globale dotée de finalités propres. Le pervers est précisément porté à nier de manière spontanée de telles finalités et à décomposer la personne globale qui constitue la figure d’autrui en un mouvement qui recompose simultanément un système alternatif à celui de la structure-autrui:

Dans l’Appendice à Logique du sens, qu’il consacre à la question du «monde sans autrui», Deleuze tend à superposer partiellement perversion et psychose tandis que dans L’Anti-Œdipe, le psychotique, le schizophrène, le délirant sont emblématiques d’un processus ou mouvement de déterritorialisation dont l’envers, le mouvement de re-territorialisation, a pour figure le pervers. Si la distinction entre le pervers et le schizophrène est l’enjeu de la «treizième série» de Logique du sens et repose sur plusieurs critères cliniques et critiques qui marquent la différence entre l’un et l’autre du point de vue de leur usage du langage —langage des surfaces de Carroll (perversion) et langage des profondeurs d’Artaud (schizophrénie)—, le concept de perversion et le concept de psychose semblent entrer dans des rapports de compositions plus complexes qu’une exclusion réciproque. En 1972, dans L’Anti-Œdipe, le schizophrène devient cet Homo natura, préposé aux machines désirantes indissociable d’un mouvement de déterritorialisation, tandis que le pervers manifeste plutôt une tendance à l’artifice et à la reterritorialisation sur des «néo-territorialités». Il s’agit moins pour nous de prendre appui sur les glissements d’un texte à l’autre pour statuer sur l’évolution ou la trajectoire d’un concept que de poser la question suivante : la distinction pervers-schizophrène de Logique du sens nous renseigne-t-elle sur la dissociation entre schizophrénie et perversion dans L’Anti-Œdipe? De quelle façon peut-elle nous permettre de comprendre schizophrénie et perversion autrement que comme deux mouvements symétriques et inverses et de déceler leur racine commune?

La méditation de Deleuze sur la question de l’autre a pour occasion le roman de Michel Tournier,Vendredi ou les limbes du Pacifiques, qui explore le sens de la présence d’autrui par une voie négative ou privative: le sens de la présence de la figure de l’autre est reconstitué en creux à partir des effets de la disparition d’autrui. La «structure autrui», que viennent occuper des individus variables auxquels des fonctions diverses sont attribuées, subit une érosion puis une dissolution dans la fiction de Tournier. L’effondrement de la structure autrui met à nu un mode d’être qui est aussi celui du pervers:

Le concept de «structure autrui», dont l’absentement est à comprendre à la lumière de l’analyse lacanienne de la psychose et de l’idée de «forclusion», reçoit le sens d’être l’armature symbolique d’un certain rapport au monde. L’effondrement de la structure Autrui coïncide avec la dissipation du symbolique et la surrection du mode d’être du psychotique. Le pervers trouve obliquement, par «d’autres moyens» que le psychotique, c’est-à-dire par une stratégie qu’il détermine consciemment, un rapport au monde en prise directe sur la dimension élémentaire du réel sans le détour par la symbolisation. Une lecture de ce texte depuis le poste d’observation théorique construit dans L’Anti-Œdipe nous invite à intégrer la structure autrui dans la structure générale du socius ou des formations de souveraineté. L’effritement de la structure Autrui est, en effet, contemporain d’un retour aux choses-mêmes avant leur intégration dans une structure «molaire»; il correspond au retour ou au redressement des choses-mêmes et du désir: «La conjugaison de la libido avec les éléments, telle est la déviation de Robinson; mais toute l’histoire de cette déviation quant aux buts, c’est aussi bien le «redressement» des choses, de la terre et du désir» (364). Le «redressement» suppose la rectification d’un écrasement ou d’une inversion préalable, c’est-à-dire la destruction ou l’absentement de ce qui faisait écran à la réalité redressée ou retrouvée. Autrui, en tant que structure au sein de laquelle s’actualisent des possibilités de vie avec des individus, apparaît, dans le roman de Tournier, comme ce qui fait écran au réel moléculaire, comme ce qui en détourne et comme ce qui écrase, rabat ou dévie le désir:

Deleuze énonce ici des thèses qui seront précisées et articulées de manière critique à l’analyse des formations de pouvoir et du discours psychanalytique dans L’Anti-Œdipe (Deleuze, Guattari, 1972, p. 80 ssq.): le désir élémentaire ou l’élément du désir, avant sa capture et sa subordination à une structure, se situe en avant de toute différenciation des genres et du rapport nécessaire entre sexualité et génération. Sans vouloir établir de manière forcée une continuité thématique entre Logique du sens et L’Anti-Œdipe, nous ne pouvons que relever l’homologie entre la «structure autrui» et la réalité structurale du socius. Quand les conditions d’une position de désir dans la «structure autrui» ou dans la structure sociale se dérobent, le désir apparaît comme ce qui découle d’une «cause pure», à savoir comme ce qui provient d’une réalité première qui, en 1972, reçoit le nom de processus productif de l’inconscient. La dissolution de la structure apparaît comme une involution au terme de laquelle le psychotique comme le pervers (qui n’y parvient que par un comportement téléologiquement orienté vers cet état), renoue avec des repérages mouvants formellement ordonnés aux synthèses de disjonction inclusive. Deleuze décrit l’involution du personnage du roman de Tournier comme l’activation d’un principe de double frénésie, à la fois simplification du parcours du désir par un retour aux éléments et complication des repérages avec l’invention de généalogies:

L’expression d’origine bergsonienne d’une «double frénésie» renvoie, dans ce contexte argumentatif précis, à l’esquisse d’une détermination de la psychose par deux moments ou deux pôles de l’activité schizophrénique: l’invention de généalogies aberrantes en lieu et place de la structure et la production de machines désirantes-objet a pour construire la pulsion. D’une part, les «filiations surhumaines» qui investissent le champ social comme Autre et s’emparent de noms propres, vecteurs de réalités intensives, dans des séries d’identifications et, d’autre part, la «production d’objets schizophréniques inconsommables» obtenus «par entassement et accumulation», dont les oeuvres d’Arman, de César, de Schwitters, de Duchamp, de Stankiewicz ou de Tinguely sont les exemples paradigmatiques cités par Deleuze et Guattari en 1972 et 1973. Le concept de «pulsion de mort machinique», qui rend compte de l’activité de collecter et d’accumuler ces «objets schizophréniques inconsommables», implique dans le roman de Tournier la défection des «autruis» palliée par l’instauration d’ «un ordre de vestiges humains», c’est-à-dire par l’usage de vestiges du symbolique dans un comportement qui témoigne d’une persistance minimale de racines du symbolique malgré l’affaissement de la structure. Ces deux aspects de l’activité schizophrénique signifient dans tous les cas la mise en crise du modèle anthropologique de l’intersubjectivité. Ils sont ressaisis et formellement différenciés en deux synthèses machiniques —connective, pour la production d’objets en lesquels s’abolit la distinction produit-produire, et disjonctive, pour l’invention de généalogies surhumaines—, dans L’Anti-Œdipe, tandis qu’ils apparaissent comprimés dans la description de la station psychotique, dans son voisinage avec la perversion, dans le texte consacré à Tournier en appendice à Logique du sens. Mais si le pervers se signale par des buts particuliers, toujours liés au déplacement d’un dispositif ou d’une structure de façon à produire un effet de déviation, alors que le schizophrène est «sans intention ni but», jusqu’où perversion et schizophrénie sont-elles superposables?

Deleuze donne quelques éléments de réponse en mettant en évidence une «structure perverse»:

Le pervers ne renverse pas la structure Autrui sans instaurer une structure perverse ni sans assigner au moyen d’accomplir la destruction de la structure Autrui la finalité d’édifier une structure alternative, de re-symboliser: «le pervers n’est pas quelqu’un qui désire, mais qui introduit le désir dans un tout autre système […]» (353). La perversion constitue alors le moment négatif de la schizophrénie et conditionne une remontée au-delà de l’écran des représentations anthropologiques socialement codées: le schizo pourra ainsi paraître pervers parce que son procédé emprunte nécessairement à la perversion les moyens de fragiliser «l’échafaudage d’institutions» des formations sociales. La formule de Bartleby, le procédé de Wolfson illustrent ainsi l’intégration du procédé pervers au mode d’advenue de l’univers schizophrénique (Deleuze, 1993, p. 89 ssq.). Mais, inversement, le pervers a pour but le processus d’intensification qui traverse et emporte le schizophrène, et c’est l’artifice ou le procédé qu’il emploie qui forme la limite de son entreprise et reconstitue l’écran de la structure: le pervers reste ainsi captif d’une structure tandis que le schizophrène constitue le moment de l’expérience d’une abolition de toute structure. Ainsi, Kafka, dont Deleuze répertorie les stratégies perverses (l’usage pervers des lettres, par exemple), tente de saisir «la plus grande différence, la différence schizo» (Deleuze, Guattari, 1975, p. 26). De même que le héros sadien aspire à une destruction pure et n’atteint qu’à des destructions partielles, toute destruction étant l’envers d’une création du point de vue matérialiste qu’adopte Sade, le pervers prétend atteindre l’élémentaire que vit le schizophrène mais se heurte à la structure (ou néo-réalité) que dresse immanquablement son procédé. Dans «Michel Tournier et le monde sans autrui», Deleuze indexe névrose et schizophrénie sur un axe vertical des profondeurs sur lequel s’échelonnent divers degrés de dissolution ou d’ébranlement de la structure Autrui. La schizophrénie, point de dissolution ou de dislocation de la structure, définit un monde sans autrui dans lequel la résurgence du sans-fond nappe le réel de non-sens tandis que la névrose renvoie encore à un fonctionnement de la structure autrui, mais à un fonctionnement déréglé où «celle-ci, [n’étant plus occupée par des individus réels,] fonctionne à vide, d’autant plus exigeante» (Deleuze, 1969, p. 364). La perversion se déploie sur un axe horizontal et ouvre une issue, une «possibilité de salut»; le pervers découvre le monde des surface: «La surface pure, c’est peut-être ce qu’autrui nous cachait» (366). Deleuze parle alors du «survol du champ de cette surface» comme d’une «restructuration du monde» et d’une «conquête de la grande Santé» (367). De Logique du sens à L’Anti-Œdipe, on observe donc une redistribution des fonctions conceptuelles de la schizophrénie et de la perversion, redistribution commandée par le choix de fixer en 1972 la schizophrénie comme modèle et voie d’accès à la production désirante à l’état pur (c’est alors le schizophrène qui accomplit le survol du champ historico-social et atteint à la «grande Santé»). Mais, s’il est vain de vouloir faire correspondre termes à termes les principaux concepts de ces deux ouvrages, les flottements terminologiques de l’un à l’autre laissent malgré tout apparaître l’idée que schizophrénie et perversion entretiennent une complémentarité profonde. La fin du texte sur le roman de Tournier lie la perversion à l’épreuve d’une destruction des possibles: «Le monde du pervers est un monde sans autrui, donc un monde sans possibles. Autrui, c’est ce qui possibilise. Le monde du pervers est un monde où la catégorie du nécessaire a complètement remplacé celle du possible: étrange spinozisme où l’oxygène manque […]» (372). Ce «spinozisme acharné» et asphyxiant, trait symptomatique de la perversion, décrit aussi, sous la plume de Deleuze, le comportement des personnages beckettiens, que L’Anti-Œdipe mentionne pour instancier le mode d’être du schizophrène (Deleuze, Guattari, 1972, pp. 8-9 et 27-28). Les catégories de schizophrénie et de perversion sont intrinsèquement liées au problème de la clinique tel que le formule Deleuze, c’est-à-dire au «glissement d’une organisation à une autre, ou de la formation d’une désorganisation progressive et créatrice» (Deleuze, 1969, p. 102) ; d’où les difficultés pour en fixer le sens. La critique deleuzo-guattarienne des approches de la schizophrénie par la psychiatrie, la condamnation des catégories d’explication, de causation et de compréhension, l’indétermination liée à la thèse de la non-spécificité du schizophrène et la récusation d’un appel au registre empirique tendent à obscurcir la catégorie de schizophrénie; l’effort théorique déployé dans L’Anti-Œdipe consiste à reconstruire cette catégorie en fonction d’une métapsychologie centrée sur la production désirante. Dans Logique du sens, c’est le concept de perversion qui est désigné comme un objet théorique encore à construire: «[Tournier] rejoint, avec de tout autres moyens, les études psychanalytiques récentes qui semblent devoir renouveler le statut du concept de perversion, et d’abord le sortir de cette incertitude moralisante où il était maintenu par la psychiatrie et le droit réunis» (371). Là encore, Deleuze revendique l’influence de la pensée de Lacan, précurseur sur cette voie:

Il apparaît ici clairement que la connivence des diverses figures de la perversion convoquées par Deleuze avec la schizophrénie découle du rapport entre ces deux concepts et celui de structure, c’est-à-dire de leur commune opposition à l’ordre structural.

Mais, comme nous venons de le montrer, en se mettant en quête de la source de l’expérience intersubjective et en suivant la voie d’une percée au-delà de la structure, au-delà du «tournant de l’expérience» et des représentations d’autrui conçu comme «personne globale», Deleuze n’échappe au solipsisme auquel aboutit la conception dialectique de l’intersubjectivité que pour retomber dans une autre forme de solipsisme qui nous fait manquer l’expérience de la rencontre. Tout se passe comme si les concepts produits par Deleuze ne permettaient pas de penser la question de la rencontre était toujours manquée. D’où l’intérêt de convoquer à présent le concept d’agencement comme moyen théorique de faire travailler le concept deleuzien d’autrui comme monde possible de façon à rendre compte du phénomène de la rencontre sans la dépasser ni la dissoudre dans un solipsisme. Nous avons vu que la structure perverse dévoilait un «au-delà de l’Autre», un «Autre qu’autrui», qu’elle faisait advenir un domaine d’expérience pré-humain, dominé par une forme d’intersubjectivité résiduelle ou vestigiale et que Deleuze modelait le dépassement de la conception anthropologique de l’intersubjectivité sur l’idée bergsonienne d’une remontée au-delà du tournant de l’expérience. Renaud Barbaras pose, à propos d’une telle remontée, la question de savoir s’il ne serait pas légitime de «penser ce tournant comme le sens même de l’expérience humaine», c’est-à-dire de ne pas exclure que l’humanité se confonde «avec le mouvement même de recouvrement d’un préhumain, recouvrement qui en serait en même temps le dévoilement» (Barbaras, 1998, p. 61). Question qui, transposée dans notre perspective, prend la forme suivante : la structure Autrui n’est-elle pas toujours déjà travaillée par une structure perverse qu’elle recouvre et révèle à la fois ? N’y a-t-il pas une relation dialectique entre ces deux structures?


PERVERSION ET RELATION À L’AUTRE

Comme l’expliquent Deleuze et Guattari dans la conclusion de Mille plateaux, la «déterritorialisation» ne fait pas entrer en communication «forme de contenu» et «forme d’expression» sans que l’ensemble constitué ne se stabilise sous l’effet d’une «reterritorialisation». La communication des deux segments en régime de présupposition réciproque renvoie ainsi à une double relativité: relativité de la forme de contenu à la forme d’expression et, d’autre part, relativité de la déterritorialisation à la reterritorialisation, cette seconde forme de relativité soutenant la première. La «tétravalence de l’agencement» dépend de ces deux opérations et de leurs combinaisons. On retiendra de cette définition formelle de l’agencement et de ses opérateurs conceptuels qu’il ne faut pas opposer, d’une part, le segment contenu/expression et, de l’autre, le segment territoire/déterritorialisation: le contenu et l’expression sont eux-mêmes relatifs, dans leur émergence et leur stabilisation, au territoire et aux vecteurs de déterritorialisation qui le travaillent. La composante territoriale de l’agencement, quant à elle, est un ensemble dynamique qui renvoie à des degrés variables de consolidation d’un ensemble flou ou au sein d’un ensemble flou (ou multiplicité) et dans lequel des matières expressives et des composantes sémiotiques se forment. La dimension territoriale de l’agencement n’est donc pas ce sur quoi se dépose ou se fixe après coup l’agencement comme articulation autonome de contenu et d’expression (régimes sémiotiques) flottant hors territoire. Elle est au contraire première pour comprendre ce qu’est un agencement. Pour mettre à l’épreuve cet appareil conceptuel, considérons l’exemple précis de la rencontre de Swann et d’Odette dans La Recherche de Proust. Avant qu’elle ne l’entraîne dans le salon des Verdurin, Odette laisse Swann insensible: «Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux, mais si grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise humeur» (Proust, 1999, p. 196). La rencontre véritable n’advient que dans le salon des Verdurin. Celui-ci constitue bien un agencement. On y retrouve les deux composantes territoriales: le territoire apparaît comme l’espace occupé par le clan des Verdurin et ses rites; il est rythmé par une ritournelle, la «petite phrase de Vinteuil», qui devient immédiatement «l’hymne national» de l’amour de Swann pour Odette et détermine, à chaque fois qu’elle est interprétée, un mouvement de déterritorialisation qui déplace en même temps les deux autres composantes de l’agencement: le contenu et l’expression, à savoir le visage d’Odette et le paysage qu’il évoque. «Pas un visage qui n’enveloppe un paysage inconnu, inexploré, pas de paysage qui ne se peuple d’un visage aimé ou rêvé, qui ne développe un visage à venir ou déjà passé», notent Deleuze et Guattari dans Mille plateaux (Deleuze, Guattari, 1980, pp. 212, 227). Visage et paysage sont en régime de présupposition réciproque. Les traits du visage d’Odette sont l’expression d’un monde possible qui se trouve contenu, impliqué en lui : le monde de l’art, la fresque de la chapelle Sixtine et, en particulier, le personnage de Zéphora, fille de Jethro, extrait de cette fresque de Botticcelli. Le contenu (Zéphora) et l’expression (visage d’Odette) sont simultanément emportés, déterritorialisés et mis en rapport sans que le contenu ne détermine l’expression causalement: c’est la sonate de Vinteuil, et non les efforts conscients d’Odette, qui provoque «l’état de surfusion», pour reprendre les mots de Guattari, et fait office de «vecteur de déterritorialisation». Guattari, dans les Écrits pour L’anti-Œdipe, commente ainsi les remarques de Freud à propos de La Gradiva:

Dans L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari reviennent sur La Gradiva, après avoir rappelé leur thèse à propos de l’objet de la pulsion amoureuse, point d’entrée dans un champ social saisi sous ses déterminations économiques, politiques, historiques, raciales, culturelles: «La Gradiva, jamais Freud n’a été aussi loin…» (Deleuze, Guattari, 1972, p. 422). Odette et Zéphora deviennent indiscernables au point qu’une reterritorialisation s’opère: pour Swann, le visage d’Odette-Zéphora se détache du rôle trivial qui revient à Odette dans le salon Verdurin et propulse celle-ci dans le monde de l’art qui lui était fermé. Le monde possible exprimé par le visage d’Odette dans l’agencement Verdurin envahit le champ d’expérience de Swann. Comme l’analyse Guattari dans L’inconscient machinique, la prise de consistance de cet agencement s’accompagne d’une intensification de la fascination amoureuse de Swann:

La rencontre de Swann et d’Odette ne prend donc la forme d’un amour fou que dans un agencement déterminé, à l’écoute de la sonate de Vinteuil: c’est seulement dans le salon des Verdurin qu’Odette de Crécy et le monde possible que son visage exprime entrent dans une zone d’indiscernabilité. La petite phrase de Vinteuil est «l’opérateur catalytique d’une mutation virtuelle d’agencement» et «la charge de possible dont elle est le vecteur est objective: il suffit qu’elle se porte à la racine [du mode de sémiotisation de Swann] pour que s’opère en lui une véritable révolution» (284). L’agencement collectif composé par le salon des Verdurins est un ensemble dynamique à l’intérieur duquel la ritournelle de la phrase de Vinteuil fait office de «composante de passage» qui anime la «constellation des traits de visagéïté résultant du mélange de deux visages» (262). La relation à l’autre n’est donc jamais relation entre deux sujets, et le schème conceptuel de la structure Autrui doit en réalité être articulés à d’autres composantes. La singularité d’Odette aux yeux de Swann ne prend corps que dans l’élément complexe de l’agencement collectif d’énonciation que Proust décrit en ces termes: « […] la présence d’Odette ajoutait […] pour Swann à cette maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu: une sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son coeur» (262).

Cependant, on notera que dépersonnalisation que fait subir Swann à celle à qui s’adresse son sentiment amoureux est corrélative du mouvement de déterritorialisation observé: Odette, qui pressent qu’elle n’est aimée qu’en tant que Zéphora, fille de Jéthro, se voit dépossédée de sa propre puissance de séduction puisque son image lui est confisquée et que sa présence se ramène à une pure présence déterritorialisée. De ce point de vue, les efforts déployés par Odette pour neutraliser sa rivale Odette-Zéphora, pour la reterritorialiser, se manifestent lorsqu’elle oblige Swann à n’écouter la sonate de Vinteuil qu’en sa présence pour se réapproprier son double, pour placer sous sa dépendance un monde possible qui lui échappe, pour désamorcer sa charge déterritorialisante et, en même temps, pour renforcer son emprise sur Swann. De fait, ce dernier ne supportera plus les absences d’Odette et tombera sous sa dépendance.

Pour résumer, si nous comparons la théorie de la relation à autrui proposée par Sartre à celle qu’élaborent Deleuze et Guattari, l’exemple que nous venons de considérer tend à démontrer que le concept d’autrui comme «monde possible» reconduit finalement à un modèle d’intersubjectivité agonistique où chacun s’efforce de déposséder l’autre de ce qu’il est. La négation de l’autre ne se traduit pas ici par une réification ou par une objectivation, mais par une déréalisation de l’autre à partir de ce qu’il exprime: le monde possible que l’on extrait de l’autre emporte celui-ci à travers différents seuils dans une zone où il devient indiscernable des possibles qu’il exprime. Autrui se trouve nié par voie de possibilisation. La lutte intersubjective qui s’engage reproduit, sous d’autres modalités, les effets du conflit dialectique que l’élaboration du concept deleuzien d’autrui était censée esquiver. Nous trouvons chez Deleuze et Guattari une forme de dialectique inversée où la négation de l’autre ne porte pas sur sa liberté comme possible mais au contraire développe les possibles enveloppés dans l’autre. Ainsi, tantôt le psychotique et le pervers anéantissent la structure Autrui pour aboutir à l’Autre que l’autre, tantôt l’individu ordinaire est toujours baigné dans des agencements au sein desquels les identités d’un même être se déplacent, se superposent ou deviennent indiscernables dans le jeu des déterritorialisations et des reterritorialisations sous l’effet d’une composante de l’agencement déterminée à devenir diagrammatique, c’est-à-dire à faire muter la configuration des composantes de l’agencement. Une double question se pose alors : en quoi la dynamique de l’agencement pervers est-elle singulière si l’autre est toujours, en général, l’objet d’une rencontre manquée? Et la défaillance de la structure intersubjective chez le schizophrène, tel que Deleuze et Guattari en détermine le concept, est-elle de même nature que «l’altruicide» pervers?


AGENCEMENT PERVERS ET DIFFÉRENCE SCHIZOPHRÉNIQUE

Dans L’Anti-Œdipe, le schizophrène assume la fonction de point de résistance absolu à l’opération d’ «application» et d’identification sociale. Le schizo se définit négativement par son absence d’identité fixe et positivement par l’exercice des synthèses disjonctives et inclusives qui caractérisent sa manière d’être et lui permettent de ne pas choisir entre plusieurs déterminations ordinairement saisies sous le régime de l’opposition ou de la contradiction qui permet d’instruire des répartitions identitaires. Le schizophrène, on l’a vu, éprouve au plus haut point un sentiment d’intensité brute «qui préside au délire comme à l’hallucination» et qui lui fait franchir les seuils de l’histoire en s’individuant de manière erratique:

Le schizophrène ne s’identifie qu’à des quantités intensives, à des états d’intensité qu’il consomme et dont il n’est que le résidu: «sujet résiduel» plus que subjectivité identifiable. On pourrait ainsi avancer l’idée d’une intersubjectivité résiduelle, où chaque sujet en présence laisserait se déployer librement pour l’autre les mouvements de déterritorialisation dont il est le vecteur. La véritable communauté des amis apparaît alors comme la communauté des «fous». La multiplicité des identifications se double d’une profusion des projections. Ainsi, le schizophrène Gérard de Nerval, dans Aurélia, éprouve un sentiment intense qui le porte à «visagéifier» les paysages et à «paysagéifier» les visages de celle dont l’absence l’obsède et dont il croit partout déceler la présence. L’existence du schizophrène, parcourant des séries intensives, est adéquate à ce qui, au fond, trame toute individualité et ne se laisse appréhender qu’au-delà du «coude de la raison suffisante», à savoir adéquate à ces âmes intensives qui se développent et se ré-enveloppent, aux facteurs individuants qui saturent les champs d’individuation. Mais au sens le plus rigoureux, il n’y a pas de relations entre sujets puisque le sujet marque le point d’abolition de la relation ; il n’est pas dissociable d’un enfermement dans une identité séparatrice. Ne subsiste qu’un champ d’interactions, un intervalle où les singularités, conçues comme autant de micro-événements, surviennent. L’intersubjectivité est volatile, insaisissable. La formule de Virginia Woolf que cite Deleuze dans Dialogues – «Je m’étends comme de la brume entre les personnes que je connais le mieux» (Deleuze, Parnet, 1977, p. 39) – rend compte de ce lien qui ne lie rien. En ce sens, peut-être pourrait-on penser qu’il en va, pour Deleuze, comme il en allait selon lui pour Proust, et qu’«il n’y a d’intersubjectivité qu’artistique» (Deleuze, 1964, p. 55), c’est-à-dire que l’on ne peut pas, en dehors de l’art ou de l’artifice, rassembler dans le même foyer ce qui, dans la relation immédiate à l’autre, se disperse.

La destruction de la structure Autrui qui mène le schizophrène à l’Autre qu’autrui requiert chez le pervers une stratégie mobilisant des procédés spécifiques. Leur monographie consacrée à Kafka donne à Deleuze et Guattari l’occasion d’isoler une stratégie perverse déterminée, qui implique un certain procédé, ou plutôt une certaine procédure: le procédé se rapporte encore à des usages déterminés par le champ social et soumis à des codes. La procédure désigne le détournement du procédé, c’est-à-dire l’acte de l’exagérer, de le porter à sa limite pour provoquer l’effondrement de la structure et faire vaciller les codes sociaux (Deleuze, Guattari, 1975, p. 89). Le passage du procédé à la procédure définit le processus pervers et trouve son modèle dans l’atermoiement infini du Procès. C’est notamment dans son usage des lettres (au Père, à Milena, à Félice) que Kafka met en oeuvre, à la manière du masochiste qui désamorce et parodie la culpabilité en l’exagérant, une procédure qui porte à sa limite le code oedipien. Ainsi, dans la Lettre au Père, Kafka agrandit les traits de sa culpabilité mais pour retourner contre la figure paternelle la soumission à un ordre dominant. La culpabilité, portée à l’infini par l’affirmation d’une innocence du père se mue en une agression destructrice à son égard puisque l’innocence du père place celui-ci dans la position d’un «homme qui a du renoncer à son propre désir et à sa propre foi» (19). La riposte du pervers consiste donc à défaire la structure oedipienne, conjugale ou sociale en poussant les contraintes qu’elle fait peser sur lui à leur paroxysme pour provoquer son écroulement sur-ellemême. L’effet produit est un dévoilement du hors-structure qui coïncide avec la structure caricaturée et dénaturée: «C’est là l’essentiel : au-delà de l’extérieur et de l’intérieur, une agitation, une danse moléculaires, tout un rapport-limite avec le Dehors qui va prendre le masque d’Œdipe démesurément grossi» (20). Comme nous l’avions observé à propos de l’effondrement de la structure Autrui et de son remplacement par la structure de l’Autre qu’autrui dans l’étude de Deleuze sur le roman de Tournier, le rapport entre structure perverse et processus schizophrénique est tel que celle-là semble bien être le moyen ou le moment négatif de celui-ci : l’«agencement machinique» se définit, en effet, par son caractère destructeur. Deleuze et Guattari montrent que:

On notera que le démontage de la machine sociale ne passe pas par le détour d’une critique (idéologique, par exemple) de celle-ci, mais qu’il tire parti de vecteurs de déterritorialisation qui travaillent toujours déjà de l’intérieur la machine sociale, en laquelle des points de vulnérabilité et des lignes de fracture préexistent aux agressions extérieures. Amener la machine sociale à son point d’auto-dissolution, telle est le principe de la critique perverse. Du caractère essentiellement destructeur de l’agencement machinique qui opère en deçà du seuil de la représentation et dissout activement la machine sociale, doit-on alors conclure à une identité entre les machines désirantes et l’agencement pervers dont Kafka nous donne un exemple? Promouvoir la production du désir revient-il, pratiquement, à faire l’éloge de la perversion?

L’ «exemple secret du Réseau», dans lequel Deleuze et Guattari décèlent l’indice d’une connivence entre la machine perverse et les machines désirantes, peut ici nous servir de fil conducteur. Il constitue le paradigme possible d’une intersubjectivité résiduelle mettant en jeu des sujets anonymes logés dans les interstices de la totalité sociale. Suivant cet exemple, développé dans l’Appendice de L’Anti-Œdipe, des individus, désignés par des pseudonymes qu’ils choisissent librement, entrent en relations les uns avec les autres de façon aléatoire au moyen d’une machine technique:

Si cet exemple prend place dans une séquence argumentative dont l’objet est la machine et qui propose plusieurs critères définitoires du concept de machines désirantes, il peut cependant nous permettre, au-delà du cadre de cette argumentation, de préciser une série de distinctions. Tout d’abord, il confirme la détermination de l’essence de la perversion comme détournement d’un fonctionnement normal ou renversement des normes : le Réseau ne fonctionne pas sans parasiter le fonctionnement «normal» du réseau téléphonique. Son existence se développe dans les marges d’un dispositif de communication conçu comme machine technique sociale qui «fonctionne comme un outil» et prolonge des voix humaines, c’est-à-dire en marge d’une structure à laquelle il superpose une autre structure, en l’occurrence, une communauté, distincte de la communauté des abonnés ordinaires. La communauté secrète des utilisateurs pervers du Réseau se distingue doublement de celle des simples particuliers: en premier lieu par un usage déviant qui consiste à laisser «à l’intérieur du répondeur automatique, [des] messages très courts, énoncés suivant des codes rapides et monotones» et donc par le recours à un code pervers, alternatif aux codes sociaux dominants. Alors que c’est le poste d’abonné d’un destinataire déterminé qui est visé et que c’est à ce destinataire qu’on s’adresse dans l’usage normal du réseau téléphonique, l’usage pervers consiste à appeler un numéro de téléphone non attribué pour accéder à une communauté d’inconnus, à des voix anonymes qui s’enchevêtrent, se superposent ou se parlent. Et, en second lieu, par l’identité travestie, réinventée des membres de la communauté des inconnus du Réseau, distincte d’une identité sociale officielle. Deleuze et Guattari situent néanmoins l’utilisation perverse de la machine du côté de la machine sociale. Leur réponse à la question de savoir si les machines désirantes se laissent définir par un usage pervers de la machine technique sociale est sans équivoque: il subsiste une différence de nature entre une machine perverse ou pervertie et les machines désirantes. Par voie de généralisation, ce constat nous contraint à tenir à distance toute identification vague entre les effets du procédé ou de la procédure perverse et le processus schizophrénique, même si les textes de Kafka paraissent inviter à un tel rapprochement. Les limites propres à la perversion tiennent à ce qu’elle implique des buts, des finalités, et réinstaure une nouvelle structure de pouvoir, une nouvelle organisation, qui mime, parodie ou renforce les traits caractéristiques de la structure sociale totale. L’exemple secret du Réseau fournit une illustration pertinente de ce que L’Anti-Œdipe désigne comme une «néoterritorialité » ou «terre artificielle»: la communauté du Réseau est bien une société perverse artificielle car elle n’entraîne pas de déterritorialisation de l’ensemble pervers-machine sans le re-territorialiser immédiatement dans l’espace d’une marge sur laquelle s’abattent de nouveaux codes et une nouvelle organisation. Les espaces alternatifs de subversion, les territoires où s’expriment les perversions sont encore des espaces codés. L’allusion au «groupes privés de radios émetteurs [qui] présentent la même structure perverse» renvoie au problème de formes émergentes de dispositifs techniques potentiellement capables de supporter des vecteurs de déterritorialisation et de précipiter le surgissement de groupes sujets. Les radios libres indiquent et instancient, selon Guattari, une ligne d’évolution des moyens de communication vers des «systèmes miniaturisés qui ouvrent la possibilité d’une appropriation collective des médias […] non seulement aux «larges masses», mais également aux minorités, aux marginaux, aux groupes déviants de toute nature » (Guattari, 1977, p. 353). À cette ligne s’oppose une tendance centralisatrice dominée par les appareils d’État «et qui ont pour finalité un modelage de l’opinion, une adaptation renforcée des attitudes, des schèmes inconscients de la population aux normes dominantes» (353). Les choix techniques et les choix d’utilisation d’un dispositif technique ont donc une valeur politique ou «micropolitique». Les radios libres populaires, dont le modèle est «Radio Alice» en Italie, sont condamnées à la clandestinité en France dans les années 70. Elles expriment la lutte active contre une tendance centralisatrice et n’affirment leur existence que dans une forme de guérilla dont le double enjeu est de substituer à la passivité de l’auditeur un rapport d’interaction réel et de laisser advenir des manifestations aléatoires du désir (interventions violentes, interruptions,…). Guattari assigne donc aux radios libres la fonction d’être «un instrument réel de lutte contre [les] formes de matraquage et de domestication» (359). Mais l’usage subversif ou militant d’un dispositif technique est toujours lui-même parasité par des forces qui re-territorialise le groupe-sujet et le convertit en groupe assujetti ; par exemple, dans le cas des radios libres, la menace de la publicité commerciale est toujours susceptible de faire revenir un média capable de favoriser l’éclosion de groupes sujets et d’exprimer une micropolitique du désir dans l’orbe de la formation sociale (puissance de formatage des slogans publicitaires comme mots d’ordre). C’est pourquoi Deleuze et Guattari notent une complémentarité possible entre institutions publiques et sociétés perverse dans leur analyse de l’exemple du Réseau: «les institutions publiques ne voient aucun inconvénient à ces bénéfices secondaires d’une utilisation privée de la machine» car leurs finalités respectives ne sont pas antagonistes, mais se superposent. L’utilisation perverse d’une machine, l’existence de «phénomènes de frange ou d’interférence» ne détermine donc pas nécessairement une lutte active contre le «socius». Le cas des radios libres populaires diffère de ce point de vue de celui du Réseau: les radios libres, tant que leur libre exercice d’expression du désir n’est pas recodé ou surcodé par l’État ou par les groupes privés et leurs stratégies commerciales, constituent un cas précis de machine technique qui pourrait valoir comme machine désirante. Certaines machines techniques nous mettent donc sur la voie des machines désirantes et d’une relation machinique au réel: dans le bruissement des voix entremêlées du Réseau, c’est bien le réel qui sourd, «identique à son existence, bruit où l’on peut tout entendre, et prêt à submerger de ses éclats ce que le «principe de réalité» y construit sous le nom de monde extérieur» (Lacan, 1966, p. 388). Dans l’utilisation perverse du réseau téléphonique, il y a coexistence d’un usage pervers et d’une machine désirante avec la machine technique sociale: la machine perverse s’adapte à la machine sociale technique à l’intérieur de laquelle se construit une machine désirante où les voix des individus «font pièces avec la machine, deviennent des pièces de la machine, distribuées et ventilées de manière aléatoire par le répondeur automatique» (Deleuze, Guattari, 1972, p. 467). L’articulation exacte entre machine perverse et machines désirantes apparaît à la faveur d’une évaluation de la propension de cette machine perverse à fournir un modèle de machine désirante:

La machine perverse «en général» se tient à la charnière de la machine sociale, qu’elle détourne, et de la machine désirante, qui s’instaure. L’oscillation entre les deux pôles de l’adaptation subjective à la machine sociale et de l’instauration objective d’une machine désirante définit la station perverse comme recherche perpétuellement contrariée d’une issue. Ainsi, Deleuze et Guattari marquent les limites des tactiques perverses et anti-oedipiennes dans l’oeuvre de Kafka: «C’est qu’il y a toujours danger d’un retour en force oedipien. L’usage pervers agrandissant n’a pas suffi à conjurer toute refermeture, toute reconstitution du triangle familial qui se charge lui-même des autres triangles comme des lignes animales. C’est en ce sens que la Métamorphose est l’histoire exemplaire d’une re-oedipianisation» (Deleuze, Guattari, 1975, p. 27). L’effort libérateur du pervers, que suggère la formule de La philosophie dans le boudoir, est comme adjacent aux machines désirantes, à la vie anoedipienne, ce qui n’implique aucune ressemblance formelle ni aucune causalité réelle entre machine perverse et machine désirante. La structure perverse conditionne du moins la détection d’une issue à la structure dominante: ce qui lui donne sa forme, le programme, est hétérogène à la forme de celle-ci. La référence à la notion de programmation ou de programme, que forme Michel de M’Uzan pour caractériser le comportement du masochiste pervers, souligne la valeur intrinsèquement critique de la perversion: la programmation se substitue, dans l’économie psychique du pervers, au fantasme comme relai de la formation de souveraineté. C’est pourquoi Deleuze peut affirmer que la prise en compte de la perversion en psychanalyse introduit «un peu d’air pur en psychanalyse»: affaiblissant le modèle oedipien, elle ouvre de nouvelles possibilités théoricopratiques.


CONCLUSION

Nous avons vu que le concept d’autrui comme «monde possible» permet à Deleuze d’échapper à une pensée de l’intersubjectivité qui ramène l’autre à la double condition d’objet réifié et de sujet réifiant. Une véritable rencontre avec autrui ne suppose pas seulement que l’on déploie les possibles qu’il enveloppe : elle exige un dépassement de la «structure autrui» en direction des conditions d’une expérience réelle, c’est-à-dire en direction de la région des singularités préindividuelles et intensives. Ce champ d’expérience, où la structure-autrui et les sujets constitués n’ont plus cours, définit le réel «moléculaire» tel que l’expérimente le schizophrène. Or, il appartient à Lacan d’avoir montré qu’enfermé dans sa dialectique imaginaire et privé de rapport au symbolique, le schizophrène souffre précisément d’un déficit radical de possibilité de relation à l’autre. L’expérience de la rencontre se perd ainsi au profit d’une rencontre de l’expérience du réel à l’état le plus nu. Au-delà du paradoxe d’une «philosophie de la rencontre» qui condamne toute voie d’accès à autrui, nous avons montré que le rapport à autrui comme «monde possible», retraduit dans le dispositif conceptuel de Mille plateaux, aboutissait à des conflits dialectiques au sein d’agencements collectifs. Deleuze ne parvient donc pas entièrement à s’émanciper du schème dialectique de la relation intersubjective: les relations interhumaines abritent nécessairement des tentatives pour faire disparaître autrui sous les possibles qu’il contient et que l’on sélectionne. Elles renvoient à des comportements pervers puisque toute perversion est, en dernière analyse, négation d’autrui. Mais le problème sousjacent à l’effort deleuzien de conceptualisation de la relation à l’autre concerne essentiellement le rapport entre les deux manières de détruire la «structureautrui »: celle du schizophrène et celle du pervers. Si le moment proprement schizophrénique correspond au vacillement et à la dissolution des structures et coïncide avec une station vitale intense et provisoire non-humaine, le moment pervers implique un retour à des structures de pouvoir et à une économie de la représentation. De ce point de vue, L’Anti-Œdipe, loin d’être seulement, comme le suggérait Foucault, une introduction à «la vie non fasciste», est avant tout une exploration des modalités de la «re-territorialisation» et une introduction générale à la vie perverse qui irrigue les formations socialesΦ


*Artículo de reflexión


BIBLIOGRAPHIE

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