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Metamorphoses et circuit libidinal selon Deleuze: position megalomaniaque inviolable, extinction de soi et devenir-animal

LIBIDINAL CIRCUITS AND METAMORPHOSIS ACCORDING TO DELEUZE: MEGALOMANIA, SELF-EXTINCTION AND BECOMING-ANIMAL

METAMORFOSIS Y CIRCUITO LIBIDINAL SEGÚN DELEUZE: POSICIÓN MEGALOMANÍACA INVIOLABLE, EXTINCIÓN DE SÍ MISMO Y DEVENIR ANIMA

Fabrice Jambois [*][**]
Universidad de Toulouse II Jean-Jaurés, Colombia

Revista Filosofía UIS

Universidad Industrial de Santander, Colombia

ISSN: 1692-2484

ISSN-e: 2145-8529

Periodicidad: Semestral

vol. 15, núm. 2, 2016

revistafilosofia@uis.edu.co

Recepción: 22 Octubre 2015

Aprobación: 20 Septiembre 2016



DOI: https://doi.org/10.18273/revfil.v15n2-2016005

Resumen: el concepto de cuerpo sin órganos, pensado primero por Deleuze a partir del modelo clínico de la esquizofrenia, se construye luego a partir del modelo del masoquista perverso. Este artículo examina las razones y el alcance de semejante cambio de paradigma. Asimismo aclara el concepto de devenir-animal en el masoquismo.

Palabras clave: esquizofrenia, cuerpo sin órganos, masoquismo, libido, devenir-animal.

Résumé: Le concept de corps sans organes, d’abord pensé par Deleuze à partir du modèle clinique de la schizophrénie dans L’Anti-Œdipe, est ensuite construit à partir du modèle clinique du masochisme pervers dans Mille plateaux. Cet article examine les motifs et la portée d’un tel changement de paradigme. Il s’efforce également de clarifier le concept de devenir-animal dans le masochisme, en mobilisant la catégorie d’analyse de l’agencement. Mots clés : schizophrénie, corps sans organes, masochisme, libido, devenir-animal. LIBIDINAL CIRCUITS AND METAMORPHOSIS ACCORDING TO DELEUZE: MEGALOMANIA, SELF-EXTINCTION AND BECOMING-ANIMAL

Abstract: In Anti-Œdipus, the concept of Body Without Organs is in the first place built in reference to schizophrenia. But in A Thousand Plateau, the same concept is thought in reference to masochism, making it hard to understand univocally. This article intends to analyse this change of paradigm. It also intempts to explain in an accurate way the concept of becoming-animal in masochism.

Keywords: schizophrenias, body without organs, masochism, libido, becoming-animal.

Introduction

« Il était presque l’unique: il n’avait entendu parler que d’une personne plus forte que lui, et qui vivait dans une cage hérissée de pointes » (De M’Uzan, 1977, p. 137)

Le concept de « corps sans organes », central dans la pensée de Deleuze, est introduit dans L’Anti-Œdipe en 1972 à partir du modèle clinique de la schizophrénie: c’est au cœur d’une expérience intensive du réel que le schizophrène découvre le corps sans organe, «station incompréhensible et toute droite », « énorme objet indifférencié». Or, dans le sixième chapitre de Mille plateaux, en 1980, Deleuze et Guattari abandonnent le paradigme de l’expérience atypique du schizo: la construction d’un corps sans organes est désormais étudiée à partir du modèle clinique du masochisme et des pratiques perverses. Cela revient-il à affirmer l’existence d’une racine commune à l’expérience vécue du schizophrène et à celle du masochiste pervers? Dans le basculement d’un modèle clinique à l’autre, le concept de corps sans organes change-t-il de sens? Et quel est l’enjeu de ce changement de paradigme du point de vue d’une critique de la psychanalyse?

1. L’enfer intérieur du pervers

Dans un chapitre de La bouche de l’inconscient intitulé «Les esclaves de la quantité», Michel de M’Uzan poursuit la description clinique et l’analyse du «cas de masochisme pervers » commencées en 1972, que mentionnent Deleuze et Guattari dans l’Appendice de L’Anti-Œdipe et dans Mille plateaux (Deleuze et Guattari, 1972, p. 468; Deleuze et Guattari, 1980, p. 188 : Deleuze et Guattari y citent un fragment du texte de M’Uzan pour illustrer la pratique de construction d’un corps sans organes). Celui que le psychanalyste nomme M. ou «M. le Maso», par analogie avec le personnage de Fritz Lang «M. le Maudit», en raison du caractère incontrôlable du passage à l’acte chez l’un comme chez l’autre, fait apparaître la perversion comme une résistance au pouvoir intégrateur de l’appareil psychique. Une résistance involontaire, que subit M., même s’il revendique l’impuissance de sa volonté face à la force des motions libidinales comme une position délibérément choisie: «Bien que l’homme donnât l’impression d’avoir délibérément choisi sa condition, il n’était au fond maître de rien. Il ne pouvait modifier en quoi que ce soit les conduites singulières qui modelaient une part essentielle de son existence, et c’était peut-être pour tenter de prendre le dessus sur le sort qu’il revendiquait paradoxalement une annihilation totale de sa volonté» (De M’Uzan, 1994, p. 137). C’est donc en tant qu’esclave des quantités d’excitations qui déferlent en lui et qu’il se trouve dans l’incapacité d’élaborer que M. apparaît.: «le destin de la personne est décisivement arrêté par le pouvoir de la quantité», note de M’Uzan (168). L’existence du pervers masochiste considéré dans ce cas se transforme en destin sous l’afflux de quantités d’excitations qui acquièrent une valeur traumatique et qui placent sous leur dépendance le désir. Celui-ci se met «intégralement au service de la gestion de la quantité» (161).

Le rapprochement entre la condition de M. et celle de patients souffrant de névroses traumatiques se fonde sur une double impossibilité commune à ces deux types d’entités morbides: «la situation n’est pas sans rapport avec celle qu’on observe dans une autre entité morbide : la névrose traumatique, où le sujet est hors d’état aussi bien d’élaborer l’excitation que de la décharger» (159). Impossibles à décharger et impossibles à intégrer, les charges d’excitations sont vouées à se déplacer de façon erratique dans l’organisme et à se retourner sur elles-mêmes pour s’investir elles-mêmes. Un tel auto-investissement renforce leur intensité. Sous l’effet de cette surcharge d’excitations, le circuit libidinal entre en fusion et le corps organisé se mue en corps métamorphique. La perversion, dans ce cas singulier, se caractérise donc par un usage détourné des énergies libidinales: celles-ci sont d’une part soustraites aux dispositifs psychiques d’élaboration et d’intégration et, d’autre part, détachées de leur rapport à un plaisir qui en serait le but ou la loi extérieure. En effet, la liquidation des charges libidinales dans des sensations de plaisir impliquerait l’élection d’une zone érogène spécialisée et le maintien de la division du corps somatique, division inséparable de la construction et du fonctionnement de l’appareil psychique. Or, ici, l’appareil psychique est mis hors-circuit dans cette forge libidinale en surchauffe qu’est le corps du masochiste pervers.

L’image d’un corps en surchauffe dont l’organisation libidinale se met à fondre et à bouillonner est précisément celle qui soutient la description du corps glorieux du schizo et donne son modèle à la circulation du désir dans L’Anti-Œdipe en 1972. Deleuze et Guattari y présentent le schizo comme un être traversé et porté par un processus intensif qui le maintien dans une station hypocondriaque. Son expérience est celle d’un survol sans distance du corps sans organes – ce corps métamorphique dont l’infinie plasticité conjure l’intégration et l’organisation des charges libidinales: «Le corps sous la peau est une usine surchauffée», écrit ainsi Antonin Artaud, l’inventeur de l’expression de «corps sans organes». Dans sa monographie consacrée à Francis Bacon, Deleuze précise ce qu’il entend sous ces mots de «corps sans organes» : non pas un corps dont on aurait retranché les organes, mais un corps total et plénier dont les organes cessent d’être spécifiés et ordonnés à une anatomie («l’œil droit», «la bouche», etc.) et entrent dans un état d’indétermination formelle («un œil», «une bouche», etc.). Le corps sans organes est un organe hypocondriaque, c’est-à-dire un organe métamorphique et multiple. Les métamorphoses de cet organe hypocondriaque marquent à la fois la présence d’une pluralité d’organes dans un même organe polyvalent, et leur instabilité, comme le suggère le texte de Burroughs que cite Deleuze dans son étude sur Bacon : «[…] au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent tous deux de se détraquer, pourquoi n’aurait-on pas un seul orifice polyvalent pour l’alimentation et la défécation? On pourrait murer la bouche et le nez, combler l’estomac et creuser un trou d’aération directement dans les poumons – ce qui aurait dû être fait dès l’origine» (Deleuze, 1984, p. 34). On trouve déjà cette même idée dans Mille plateaux: «Les organes perdent toute constance, qu’il s’agisse de leur emplacement ou de leur fonction, […] des organes sexuels apparaissent un peu partout, […] des anus jaillissent, s’ouvrent pour déféquer, […] l’organisme tout entier change de texture et de couleur, variations allotropiques réglées au dixième de seconde…» (Deleuze, Guattari, 1980, p. 190). La variabilité de l’organe qui prend en charge et polarise l’énergie non liée («l’onde») tient à son absence de fonction propre: mouvement de formation sans fonction et sans finalité, l’organe hypocondriaque anticipe et conjure la mise en place d’un appareil psychique capable d’intégrer et d’élaborer les excitations pulsionnelles en ne tirant ses formes successives que des forces extérieures qu’il rencontre, dans l’immanence du corps somatique indifférencié et des excitations qui glissent à sa surface. Le corps sans organes apparaît donc comme organe indéterminé qui implique «la présence temporaire et provisoire des organes déterminés, suivant une série qui comporte trois moments: «sans organes —à organe indéterminé polyvalent— à organes temporaires et provisoires» (35). Le corps sans organes est un corps plastique irréductible à un corps biologique. Le type de corporéité en question sous le philosophème «corps sans organes», que la référence freudienne à l’érogénéité totale du somatique retrouvée dans la station hypocondriaque éclaire, n’exclut pas un rapport à la vie, même s’il se conquiert dans la mise à distance d’une compréhension biologique du corps. C’est pourquoi le corps sans organes semble se construire par soustraction, comme nous l’indique la formule d’Artaud suivante, citée par Deleuze: «Pas de bouche Pas de langue Pas de dents Pas de larynx Pas d’œsophage Pas d’estomac Pas de ventre Pas d’anus Je reconstruirai l’homme que je suis». L’édification d’un corps sans organes implique l’opération de défaire l’équipement corporel, de décomposer l’organisme.

Que le schème de la station hypocondriaque, moment métamorphique anti-organique propre au processus schizophrénique, soit aussi au cœur de la configuration de l’économie libidinale dans le masochisme érogène indique-t-il une identité ou une co-extension, totale ou partielle, des concepts de perversion et de schizophrénie pour Deleuze et Guattari ? Est-ce cette co-extension qui explique le changement de paradigme —passage du modèle clinique de la schizophrénie au modèle des pratiques perverses—pour penser le corps sans organes?

2. Schizophrénie et perversion : l’infinie plasticité du corps sans organes

Dans l’ensemble de L’Anti-Œdipe, perversion et schizophrénie sont clairement différenciées: la perversion est ordonnée au mouvement de re-territorialisation sur des terres artificielles, des espaces clos, asphyxiants, codés, hiérarchisés, tandis que la schizophrénie est, au contraire, ordonnée au mouvement de fuite, de décodage, de déterritorialisation. Comment, dès lors, penser la construction d’un corps sans organes à partir de deux processus radicalement distincts, voire antagonistes? En réalité, si la re-territorialisation perverse est l’envers de la déterritorialisation schizophrénique, on peut plus généralement avancer que la perversion apparaît comme l’envers et l’enfer de la schizophrénie. Le statut indéterminé de la perversion dans L’Anti-Œdipe, son affinité variable avec le pôle schizophrénique et avec le pôle paranoïaque est particulièrement visible dans le premier schéma du chapitre IV de L’Anti-Œdipe (Deleuze, Guattari, 1972, p. 335).

Si la névrose exprime un refoulement de la production désirante avec laquelle le schizo entretient un rapport immanent, quelle est exactement la position du pervers relativement à la production désirante? Ce que vise Monsieur M. n’est pas un plaisir particulier ou l’aboutissement d’un désir, mais le «plaisir orgastique», c’est-à-dire une tendance à la décharge totale «dont le terme ultime serait non pas une destruction active —division, morcellement—, mais une véritable extinction» (De M’Uzan, 1977, p. 145). L’extinction activement recherchée par le masochiste pervers dans un passage à l’acte qui occasionne une décharge totale est aussi une mise en péril de la structure organique, une mise en crise de «l’intégrité structurale de l’organisme» (145). Deleuze écrit dans Logique du sens que «notre époque découvre la perversion. Elle n’a pas besoin de décrire des comportements, d’entreprendre des récits abominables. Sade en avait besoin, mais il y a un acquis Sade. Nous cherchons plutôt la structure, c’est-à-dire la forme […]» (Deleuze, 1969, pp. 325-326). Le cas de masochisme pervers étudié par de M’Uzan fait clairement apparaître la lutte contre la structure de l’organisme comme le déterminant premier de la structure perverse. C’est dans cette lutte contre l’intégrité structurale de l’organisme que le masochiste conquiert sa plus haute puissance et qu’il construit l’artifice d’une «position mégalomaniaque inviolable»:

[…] que redoute le masochiste pervers ? Que désire-t-il ? Eh bien, il ne craint rien, pas même la castration ; il désire tout, y compris la castration, ce qui est à sa portée grâce à la possession d’une arme absolue, littéralement physiologique : la puissance orgastique. On trouve sous la plume de nombreux auteurs, à commencer par Wilhem Reich, que la souffrance du masochiste est un moindre mal, accepté pour éviter le châtiment plus grave de la castration. Or, dans le cas de M., tout se passait comme si l’idée de châtiment n’avait pas cours. Bien plus, le sujet va aussi loin que possible dans la mutilation castratrice, et non seulement les sévices atteignent réellement les organes génitaux, mais ils sont utilisés pour contribuer puissamment au plaisir orgastique. Ici le lien fondamental entre mutilation génitale et castration est radicalement modifié, voire détruit. Du même coup la castration, en tant que fantasme organisateur primordial du désir humain et de la structure de la personnalité, n’a tout simplement plus de réalité. Le sujet reste en marge de toute vraie valeur symbolique où s’exprime le primat du phallus, et sa puissance orgastique lui assure une position mégalomaniaque inviolable (M’Uzan, 1977, p. 140-141).

Les trois principaux traits caractéristiques de la structure perverse dans le masochisme érogène sont ici récapitulés: 1) la destruction de la structure organique ; 2) une nouvelle structuration de l’économie libidinale et de la personnalité en marge de l’organisation œdipienne et de la symbolique du phallus ; 3) une position d’invulnérabilité et de toute-puissance (143). De M’Uzan résume ainsi le tableau clinique de la perversion de M :

[…] nous avons vu s’organiser toute une série d’éléments les uns par rapport aux autres: 1° la recherche manifeste de l’humiliation, qui est en fait la couverture d’une attitude profonde faite d’orgueil et de mépris à l’égard de l’autre, l’articulation étant l’affirmation ostensible d’un renoncement total à toute volonté ; 2° la situation marginale, par rapport à la problématique de la castration, et donc à l’Œdipe ; 3° la carence fantasmatique, dans ses rapports avec l’acquisition du sens de la castration symbolique ; 4° le défaut de masochisme moral, considéré comme le terme du mouvement masochique parvenu à une pleine mentalisation ; 5° la recherche de la souffrance physique comme voie d’obtention du plaisir (tout se passant comme si la jouissance était une exigence posée au masochiste) (143).

Les mutilations endurées par M., la destruction de certains organes indiquent une tactique de désorganisation du corps, une manière de rapporter les parties du corps ou objets-partiels à une unité globale qui n’est plus celle de l’organisme ou de la personne, mais la quantité d’excitations elle-même, c’est-à-dire l’élément d’un «pur fluide à l’état libre et sans coupure, en train de glisser sur un corps plein» (Deleuze, Guattari, 1972, p. 14).

Le récit clinique «Un cas de masochisme pervers » détaille les sévices infligés au corps de M. qui, devenant intégralement destructible, acquiert en retour une forme d’invulnérabilité: dans cette assomption sans réserve d’une destruction de soi, le roc de la castration est brisé et s’émiette (De M’Uzan, 1977, pp. 127- 129). De M’Uzan souligne le caractère premier du facteur économique dans ce qu’il nomme «mouvement masochique» et son incidence sur le jeu des identifications œdipiennes, rejeté au second plan et faussé, les liens de filiation étant essentiellement ramenés à leur nature biologique: «Il en va ici comme pour le malade psychosomatique avec lequel le masochiste pervers présente du reste des ressemblances frappantes: l’un et l’autre ont une symptomatologie dominée par l’économique, et ils se structurent largement en marge d’Œdipe» (142). La dissolution du complexe de castration supprime en grande partie la problématique de la structuration œdipienne du sujet puisque ce sont les effets de la hantise de la castration qui, selon Freud, contribuent à donner leur forme aux relations de l’enfant avec ses parents: «Les effets de la menace de castration sont multiples, incalculables et influencent toutes les relations du petit garçon avec ses père et mère et plus tard ses rapports avec les hommes et les femmes en général» (Freud, 1949, p. 61).

Enfin, la position de toute-puissance acquise dans l’épreuve d’une destruction illimitée du corps propre soutient le sentiment d’être unique et la conscience de dominer le persécuteur. Et le caractère inviolable du masochiste pervers découle de l’organisation libidinale qu’il construit: un circuit où se déplacent des charges d’excitation en excès et où la puissance orgastique est l’autre nom d’une relation de la violence à elle-même. Si le schizo est essentiellement consommation d’affects intensifs, sujet résiduel rejeté du processus d’autoproduction de l’inconscient, le masochiste pervers, lui, est ce sujet qui ne cesse d’inclure les affects dans le processus pour en accroître la charge intensive et séjourner dans l’insupportable, la libération brutale par décharge intégrale n’étant qu’une des modalités de l’affirmation de l’insupportable.

En somme, alors que le schizo se détermine négativement contre le narcissisme et contre la structuration œdipienne, le pervers ne s’émancipe des limites de l’enregistrement œdipien que parce qu’il absolutise son narcissisme jusqu’au point où il acquiert la certitude de soi-même comme étant l’Unique. L’agrandissement extraordinaire du moi masochiste à l’ombre du paravent des humiliations activement recherchées rend dérisoire le triangle œdipien qu’il désarticule. De même que Kafka a recours, parmi les divers procédés d’un répertoire de tactiques perverses sophistiquées, à un procédé d’agrandissement d’Œdipe tel qu’il transmue la soumission en sédition et dévoile d’autres triangles sous le triangle père-mère-enfant, le masochiste pervers étend son narcissisme bien au-delà des limites que son corps propre prescrit à sa subjectivité. Tout se passe comme si l’exposition aux blessures, aux souffrances et autres formes de déplaisir recherchées par le masochiste visait la restauration d’un état indifférencié du moi et du monde. Freud explique dans le premier chapitre de Malaise dans la culture que la différenciation du moi n’est acquise que sous l’effet des refus et douleurs:

Ce qui donne une nouvelle impulsion au détachement du moi d’avec la masse des sensations, donc à la reconnaissance d’un « dehors », d’un monde extérieur, ce sont les fréquentes, multiples, inévitables sensations de douleur et de déplaisir que le principe de plaisir, à la domination sans bornes, commande de supprimer et d’éviter. Une tendance apparaît, celle de mettre à part du moi tout ce qui peut devenir source d’un tel déplaisir, de le jeter à l’extérieur, de former un moi-plaisir pur auquel s’oppose un dehors étranger et menaçant (Freud, 1995, p. 8).

Le «Moi-plaisir primitif» que reconstitue le masochiste pervers incorpore de manière imaginaire un monde dé-différencié de son corps supplicié, détruit et rendu impropre. L’inflation narcissique dans le masochisme fait partie d’une stratégie de détournement de l’enregistrement œdipien et de fuite hors du champ social dont toutes les puissances structurantes passent au premier chef par le cadre familial.

Mais la limite du modèle économique d’un excès quantitatif et constitutionnel de l’énergie libidinale se signale dans son renversement en un rapport de forces tel que c’est la quantité d’excitations qui devient loi ou qui dicte sa loi au pervers : «La quantité, c’est le destin quand elle se constitue en trauma véritable» (De M’Uzan, 1994, p. 159). La quantité d’énergie libidinale, en excès sur elle-même, prend la consistance d’un trauma qui condamne le sujet à des passages à l’acte brutaux:

Quand les déplacements naturels des investissements narcissiques sont à ce point intolérables, l’appareil psychique n’est guère en mesure de faire face à l’afflux de l’excitation. Cela s’exprime de deux manières : d’une part, une incapacité à temporiser grâce au jeu de contre-investissement ; d’autre part, une carence de l’appareil psychique, impuissant à articuler l’excitation avec un conflit en élaborant, par exemple, une solution névrotique, ce qui serait somme toute correct, puisque correspondant à un authentique travail d’intégration. On est en présence d’une situation véritablement traumatique quand le sujet, incapable de trouver une réponse à l’accident, fût-ce sous la forme d’un symptôme névrotique, est condamné à des réactions comportementales. Pour que les investissements narcissiques vitaux et le sentiment de l’identité soient préservés autant que possible, l’excitation, dans ce cas, ne peut que se décharger d’une façon massive, brutale, par un passage à l’acte dont la violence est proportionnelle aux quantités mises en jeu (160).

De fait, le masochiste pervers, dominé par «la loi de l’excitation, qui le contraint d’expulser la quantité à l’extérieur», ne peut se dérober à cette loi et, «[prisonnier] de son inferno intérieur, entièrement au pouvoir de forces explosives qui l’assaillent, le sujet passe à l’acte, exactement comme s’il était un autre agissant à sa place et dont il attendrait l’apaisement» (163).

Comme le suggère Lacan dans son effort pour cerner une structure de la perversion, le sujet pervers se fait objet, se plie à une loi qui n’est pas celle de sa volonté. Ainsi, Lacan observe que «le sadique occupe lui-même la place de l’objet, mais sans le savoir, au bénéfice d’un autre, pour la jouissance duquel il exerce son action de pervers sadique» (Lacan, 1990, p. 208). Le masochiste pervers ne retire, en effet, aucune prime de plaisir de la décharge totale qui le reconduit au degré zéro du seuil d’excitation car «à aucun moment le principe de plaisir n’est intervenu», note De M’Uzan (De M’Uzan, 1994, p. 163). C’est paradoxalement l’effacement de l’accès au plaisir au profit d’une décharge orgastique d’un autre ordre que le plaisir qui conduit Deleuze et Guattari à faire du masochisme pervers le modèle exemplaire d’un rapport coextensif du désir au plaisir. En effet, le choix deleuzo-guattarien de l’exemple du masochiste pervers dans le chapitre VI de Mille plateaux pour instancier la fabrication d’un corps sans organes se fonde sur la nécessité théorique de soustraire le désir à une conception hédonique d’après laquelle le désir «se soulagera dans le plaisir» (Deleuze et Guattari, 1980, p. 191). Deleuze et Guattari repèrent trois manières de fausser le concept de désir ; c’est «la triple malédiction» que lance le prêtre sur le désir: loi négative (le désir comme manque), règle extrinsèque (le plaisir extérieur au désir, moment de son abolition) et l’idéal transcendant (idéalisation dans le fantasme et impossible jouissance). Selon eux, le psychanalyste reprend à son compte cette triple malédiction et réactualise la figure du prêtre «avec ses trois principes, Plaisir, Mort et Réalité» (192). De quelle manière la perversion, ici saisie à partir de l’étude du masochiste pervers comme entité morbide, devient-elle principe critique à l’encontre de la psychanalyse?

3. Devenir-animal et circulation des états intensifs

L’interprétation psychanalytique du masochisme en fonction de l’hypothèse d’une angoisse à combattre ou d’un instinct de mort est réfutée dans le chapitre VI de Mille plateaux. La critique est formulée en ces termes :

Soit l’interprétation du masochisme : quand on n’invoque pas la ridicule pulsion de mort, on prétend que le masochiste, comme tout le monde, cherche le plaisir, mais ne peut y arriver que par des douleurs et des humiliations fantasmatiques qui aurait pour fonction d’apaiser ou de conjurer une angoisse profonde. Ce n’est pas exact.; la souffrance du masochiste est le prix qu’il faut qu’il paie, non pas pour parvenir au plaisir, mais pour dénouer le pseudo-lien du désir avec le plaisir comme mesure extrinsèque. Le plaisir n’est nullement ce qui ne pourrait être atteint que par le détour de la souffrance, mais ce qui doit être retardé au maximum comme interrompant le procès continu du désir positif (Deleuze, Guattari, 1980, p. 192).

La critique deleuzo-guattarienne porte tout d’abord sur le lien supposé du désir à l’angoisse et à la culpabilité qui, d’un point de vue psychanalytique, explique le besoin d’expiation comme condition préalable à l’accès au plaisir. Deleuze et Guattari affirment au contraire que «le masochiste se sert de la souffrance comme d’un moyen pour constituer un corps sans organes et dégager un plan de consistance du désir» (192). La plénitude de la production désirante vécue par le masochiste reçoit la détermination spinoziste d’être une «joie immanente» (192). L’explication par laquelle Deleuze et Guattari remplacent l’interprétation psychanalytique réélabore conceptuellement la notion de «détournement» à laquelle renvoie directement le terme de «perversion» à l’aide du concept de devenir et de transfert d’expérience. L’analyse du «programme» d’un masochiste, tiré d’un article de Roger Dupouy sur le «masochiste chevalin», constitue le moyen de ce travail de conceptualisation. Le masochiste décrit dans l’étude de Dupouy, et dont Deleuze et Guattari citent un fragment, s’adonne à des pratiques qui témoignent toutes de sa soumission sans réserve à la femme: il se comporte comme un cheval et se laisse utiliser (harnaché, monté, fouetté, confiné, etc.) comme tel. Dupouy met cependant en évidence la persistance d’un sentiment de puissance et d’une «supériorité masculine» dans la personnalité du masochiste qu’il examine.

Un masochiste de ce type ne nous apparaît point comme un pervers passif, comme un débile se laissant battre par une femme autoritaire ou sollicitant humblement ses coups. II se dessine, au contraire, comme un sujet actif, doué d’intelligence et de volonté, sachant exiger et capable de certaines violences, physiques ou morales, pour obtenir ce qu’il veut, les pratiques anormales qui satisfont son désir morbide. Il faut, tu dois, j’ai dit…, voilà comme il parle à celle qu’il veut avoir pour maître et dont il veut servir de cheval. Il n’y a pas, chez lui, d’uranisme, mais une virilité pervertie, n’abdiquant pas malgré les apparences sa supériorité masculine, usant seulement de son commandement pour une fin sexuelle, délirante, vaguement mystique et suprêmement anti-sociale (Dupouy, 1929, pp. 393-405).

Les auteurs de Mille plateaux, qui précisent que le masochiste dont ils étudient les pratiques n’est pas «passé par la psychanalyse», suggérant implicitement que celle-ci n’a donc pas anéanti le procédé singulier du masochiste, déplacent le questionnement sur le ressort de ce procédé de «masochisme chevalin». D’emblée récusée, une interprétation œdipienne des entités en présence (cheval, maîtredresseur, maîtresse) rabattant celles-ci sur les images parentales (enfant, père, mère) n’a pas plus de force qu’une interprétation littérale du comportement du masochiste en termes mimétiques: le masochiste n’imite pas davantage le cheval qu’il ne reproduit une scène familiale. L’interprétation pertinente est dynamique et doit être formulée en termes de devenir : les forces en présence s’ordonnent à deux séries (cheval/masochiste) qui impliquent chacune une qualité spécifique première et une qualité spécifique dérivée de son rapport à l’autre. En effet, d’une part, «le cheval est dressé [mais] à ses forces instinctives l’homme impose des forces transmises, qui vont régler celles-ci, les sélectionner, les dominer, les surcoder» et, d’autre part, «le cheval va [transmettre à l’homme] ses forces transmises, pour que les forces innées du masochiste soient à leur tour domptées» (Deleuze, Guattari, 1980, p. 193). Les échanges entre les deux séries constituent un circuit qui abat les frontières spécifiques : il s’agit moins d’une identification réciproque que d’une circulation des termes d’un double rapport de force entre séries hétérogènes entremêlées : «Une série explose dans l’autre, fait circuit avec l’autre : augmentation de puissance ou circuit d’intensité» (193). La circulation des intensités correspond à l’expérience d’un double transfert, ou plus précisément à un transfert d’expérience tel qu’un terme d’une série enveloppant un terme de l’autre série (la force instinctive du cheval et son effet dans l’autre série, la force transmise par le cheval) ne devient pas son corrélat dans l’autre série (la force innée du masochiste) sans que celui-ci ne soit transformé (la force transmise par l’homme ou dressage se renverse en force domestiquée). Le schéma mobilisé dans cette explication dédouble le devenir suivant une relation de co-évolution à quatre termes. La logique du devenir ordonnée au concept d’agencement est ici à l’œuvre: «Le maître, ou plutôt la maîtresse-cavalière, l’équitante, assure la conversion des forces et l’inversion des signes. Le masochiste a construit tout un agencement qui trace et remplit à la fois le champ d’immanence du désir, constituant avec soi, le cheval et la maîtresse un corps sans organes ou plan de consistance» (193).

A la différence du plan d’analyse déployé dans L’Anti-Œdipe, l’instauration d’un corps sans organes ne va pas sans la construction d’un agencement dans l’économie conceptuelle de Mille plateaux. En reprenant les catégories tétravalentes de l’agencement, nous pouvons ainsi formaliser l’agencement pervers du «masochiste chevalin» comme la déterritorialisation simultanée des forces innées et fébriles du cheval et de l’homme dans une pratique du dressage qui ne les rend pas indiscernables sans les re-territorialiser sur une néo-territorialité composée par les divers accessoires et espaces de confinements où le masochiste-cheval effectue son devenir-cheval sous l’effet de l’opérateur de conversion diagrammatique (la «maîtresse-cavalière»):

II nous fut donné, pour nous convaincre de la réalité des faits, une pleine malle contenant des mors s’adaptant effectivement à une bouche humaine et dont la partie centrale, recouverte de cuir, portait encore l’empreinte des dents ; des harnais composés de pièces diverses et construits pour s’appliquer sur un corps humain ; des brides, des croupières, des colliers, des longes, etc. ; des gaines de cuir destinées à enfermer les mains, les pieds, la verge ; des appareils en métal épousant la forme du scrotum et de la verge ; enfin une cravache dont les éraillures prouvaient qu’elle avait servi… (Dupouy, 1929, p. 396).

Dans le texte de Dupouy, l’«axiome du dressage», que mentionnent Deleuze et Guattari, est accompagné des réflexions du sujet masochiste sur le voisinage entre sa sensibilité nerveuse, son inquiétude, ses états d’excitation et ceux qu’il devine ou sent chez le cheval, «animal si nerveux» :

L’axiome du dressage. — « Détruire les forces instinctives pour les remplacer par les forces transmises ». […] Cela est-il possible ! Violenter la nature ! la modifier ! Si cela est possible, alors nous sommes sauvés. Eh bien, rien n’est plus vrai. Ce qui arrive pour le cheval, animal si nerveux, si ardent, et qu’on habitue à porter les harnais les plus compliqués et les plus gênants, dont on fait un être résigné, soumis, qui attend les impulsions de son maître, peut m’arriver aussi. La force instinctive, chez moi, est celle qui me donne cette inquiétude de l’esprit, une nervosité que je sais assez bien cacher, mais qui m’excite. La force instinctive agit en dehors de mon raisonnement, elle est la manifestation d’un être à côté d’un autre être (396).

Le sentiment d’une porosité des frontières entre les espèces ou, plus exactement, le pressentiment du caractère fictif de la notion d’espèce ainsi que la conviction d’avoir sa déterminité hors de soi préparent le processus de coévolution du devenir double à l’intérieur duquel vont circuler les intensités d’un «se sentir cheval» ou «devenir-cheval». L’altérité ne peut être simplement niée (dressage du cheval par l’homme) puisqu’une partie de l’être de l’homme est en son autre (l’impétuosité inquiète de l’animal est identique à celle que l’homme sent être la sienne propre qui, précisément, est toujours déjà extérieure à son raisonnement, à sa pensée, à son soi). Le devenir-indiscernable de l’homme et du cheval apparaît alors comme la seule façon de se réapproprier la contradiction, de la sursumer.

Le masochiste interprète sa tentative d’une réappropriation de sa force instinctive à l’aide du procédé masochiste chevalin comme une violence faite à sa nature, violence à répéter cycliquement pour contrecarrer la cyclicité naturelle: le devenir-animal est donc ici sans rapport avec un retour à la nature, avec une animalisation de l’homme. La perversion, dans le cas décrit par Dupouy, renvoie bien plutôt à l’artifice et à une haine de la nature, qu’il s’agit de violenter ou de modifier pour renouer avec une expérience sensible ou nerveuse intégrale donnée dans l’indiscernabilité homme-cheval. L’intégration de cette expérience dans la structure perverse (scénario ou programme, acteurs, instruments, pratiques) est la condition d’un accès à une telle expérience intégrale.

Dans Mille plateaux, le «procédé» masochiste se substitue donc la recherche d’une solution thérapeutique par la psychanalyse, même réaménagée par une schizo-analyse. Cette brève séquence argumentative du sixième chapitre de Mille plateaux semble indiquer la dispersion de la schizo-analyse en une pluralité de procédés à inventer et expérimenter: «Qu’il y ait d’autres moyens, d’autres procédés que le masochisme, et meilleurs certainement, c’est une autre question ; il suffit que ce procédé convienne à certains» (Deleuze, Guattari, 1980, p. 192), observent Deleuze et Guattari. On retiendra cependant aussi le noyau de la critique d’une interprétation psychanalytique du masochisme que guide l’hypothèse de la culpabilité expliquant la recherche de souffrance.

4. L’enjeu du déplacement du modèle du masochisme moral vers le masochisme pervers

Contre le texte même du programme du masochiste qu’ils citent, Deleuze et Guattari écartent donc l’idée d’une pulsion de mort comme destruction des forces instinctives à l’aide des pratiques de dressage pour y substituer l’hypothèse d’une redistribution et d’une circulation des états intensifs. Dans Le problème économique du masochisme, Freud distingue trois formes de masochisme: le masochisme moral, le masochisme érogène et le masochisme féminin. Le masochisme érogène ne constitue cependant pas pour lui une entité clinique autonome, mais apparaît, à titre de recherche d’une excitation érotique, comme une condition générale du masochisme comme perversion. Le masochisme moral se fonde quant à lui sur un besoin de punition lié à un sentiment de culpabilité :

Le fait que le masochisme moral soit inconscient nous indique tout naturellement une piste. Nous avons pu traduire l’expression « sentiment de culpabilité inconscient » comme besoin de punition de la part d’une puissance parentale. Or nous savons que le désir, si fréquent dans les fantasmes, d’être battu par le père est très proche de cet autre désir, avoir des rapports sexuels passifs (féminins) avec lui, le premier n’étant qu’une déformation régressive du second. Si nous insérons cette explication dans le contenu du masochisme moral, son sens caché nous devient manifeste. La conscience et la morale sont apparues du fait que le complexe d’Œdipe a été surmonté, désexualisé ; par le masochisme moral la morale est resexualisée, le complexe d’Œdipe ressuscité, une voie régressive est frayée, de la morale au complexe d’Œdipe. Cela ne s’effectue ni à l’avantage de la morale ni à celui de l’individu (Freud, 1999, p. 296).

La caractérisation du masochisme moral est donc acquise par la médiation du complexe d’Œdipe qui, pour Freud, rend intelligible le besoin de punition comme expression d’une régression vers un désir sexuel attaché à une instance parentale. Dans la régression qu’accomplit le masochiste s’opère une re-sexualisation du complexe d’Œdipe. Loin d’affranchir le sujet du cadre œdipien, la perversion propre au masochiste moral réactive le complexe, le réinvestit, lui restitue sa force. Dans la Présentation de Sacher-Masoch, Deleuze étudie essentiellement le masochisme moral. Michel de M’Uzan remarque ainsi dans «Un cas de masochisme pervers» que les analyses de Deleuze dans son étude sur SacherMasoch ne peuvent pas s’appliquer au masochisme pervers érogène et que la distinction entre ces deux formes de masochisme renvoie au statut des fantasmes, qui n’ont aucun rôle moteur ou générateur dans la perversion du masochiste pervers et qui «en sont plutôt le récit, un récit élémentaire traduisant un effort de mentalisation qui tourne court»:

L’intuition qui fait dire au philosophe Gilles Deleuze à propos de SacherMasoch : « Du corps à l’œuvre d’art, de l’œuvre d’art aux idées, il y a toute une ascension qui doit se faire à coups de fouet », l’observation clinique ne peut que la confirmer, sauf que pour nous la trajectoire du mouvement masochique ne conduit pas exactement aux mêmes idées, mais bien au masochisme moral, après la mise en œuvre magistrale du processus de refoulement (De M’Uzan, 1977, p. 142-143).

La prédominance du facteur économique sur l’activité fantasmatique dans le cas du masochisme pervers explique l’émancipation de cette perversion de la structure œdipienne ; en revanche, le masochisme moral reste subordonné à la fois à une dialectique ascensionnelle vers l’idée et à la forme plastique du fantasme. Cet assujettissement au fantasme dans le masochisme moral présente néanmoins une différence majeure avec ce qu’on observe dans les cas de névrose. L’interprétation deleuzienne du masochisme dans Présentation de Sacher-Masoch prolonge celle de Freud et en reprend le matériel théorique, l’enjeu étant de proposer une nouvelle articulation du masochisme et du sadisme, mais Deleuze insiste sur l’irréductibilité du masochisme à la névrose aussi bien qu’à la sublimation d’un point de vue topique et énergétique:

[…] n’y a-t-il pas une voie, qui serait liée non plus à la complémentarité fonctionnelle du moi et du surmoi, mais à leur scission structurale ? N’estce pas celle que Freud indique en la désignant précisément du nom de perversion ? La perversion semble présenter le phénomène suivant : la désexualisation s’y produit encore plus nettement que dans la névrose et la sublimation, elle agit même avec une froideur incomparable ; toutefois elle s’accompagne d’une resexualisation, qui ne vient nullement la démentir, mais opère sur de nouvelles bases, également étrangères aux troubles fonctionnels et aux sublimations. Tout se passe comme si le désexualisé était resexualisé comme tel et d’une nouvelle manière. C’est en ce sens que la froideur, la glace sont l’élément essentiel de la structure perverse. Nous trouvons cet élément aussi bien dans l’apathie sadique que dans l’idéal du froid masochiste […]. Et la puissance de la resexualisation perverse est d’autant plus forte et étendue que la froideur de la désexualisation a été plus intense : aussi ne croyons-nous pas que la perversion puisse être définie par une simple absence d’intégration (Deleuze, 1967, p. 101-102).

La perversion se définit donc par une double opération de désexualisation et de re-sexualisation, c’est-à-dire par un déplacement d’une fraction de l’énergie libidinale conditionné par l’apparition conjointe d’un moi narcissique et d’un surmoi. Résumant la pensée freudienne, Deleuze montre que la désexualisation mobilise à la fois un processus d’idéalisation propre au moi et un processus d’identification propre au surmoi, sans toutefois se confondre avec l’effet spécifique de celui-ci (sublimation des pulsions vers des buts non sexuels) ou de celui-là (surgissement de troubles fonctionnels). La perversion ouvre un espace de jeu entre névrose et sublimation, et conserve le principe de plaisir, mais en le subordonnant à un principe de répétition. La froideur, qui se rapporte à l’efficacité du double processus de désexualisation-resexualisation, détermine une exigence d’intégration des impulsions passionnelles de telle sorte que «toutes les passions de l’homme, celles qui concernent l’argent, la propriété, l’État, pourront tourner au profit du masochiste» (Deleuze, 1967, p. 102). La perversion, comme structure intégrative, intègre le principe de plaisir en se le subordonnant. Freud identifie, «en prenant son parti d’une certaine inexactitude », la pulsion de mort à l’œuvre dans l’organisme au masochisme en général (Freud, 1999, p. 292). L’instinct de mort comme principe transcendant qui ne se donne dans l’expérience empirique que sous la forme de mixtes ou de combinaisons avec les pulsions de vie ne peut pas être appréhendé à l’état pur, c’est-à-dire non lié. Freud, qui reconnait une indétermination théorique quant au statut des résidus non liés d’éléments de la pulsion de mort, confesse le caractère purement hypothétique, spéculatif ou mythique de ces notions:

Dans le domaine des notions psychanalytiques nous pouvons seulement faire l’hypothèse qu’il se produit très largement entre les deux espèces de pulsions une union et un amalgame variables dans leurs proportions, si bien que nous ne devrions aucunement faire entrer en ligne de compte des pulsions de vie et de mort à l’état pur, mais seulement des mélanges diversement composés de celles-ci. À cette union des pulsions correspondra sous certaines influences une désunion de celle-ci. Quelle est l’importance des éléments des pulsions de mort qui échappent à ce domptage accompli par liaison à des apports libidinaux, on ne peut le deviner actuellement (Freud, 1999, p 291-292).

Mais l’instinct de mort comme tendance à la répétition, à la reproduction, indépendante du principe de plaisir et supérieure à ce principe, est au cœur du masochisme en tant que tel, même s’il demeure silencieux. Deleuze conclut ainsi du poids de la répétition monotone dans la perversion à l’existence d’un « mysticisme pervers» :

[…] combien de mystère dans le bis repetita. Sous les tam-tams sadique et masochiste, il y a bien la répétition comme puissance terrible. Ce qui a changé, c’est le rapport répétition-plaisir. Au lieu de vivre la répétition comme une conduite à l’égard d’un plaisir obtenu ou à obtenir, au lieu que la répétition soit commandée par l’idée d’un plaisir à retrouver ou à obtenir, voilà que la répétition se déchaîne, est devenue indépendante de tout plaisir préalable. C’est elle qui est devenue idée, idéal. Et c’est le plaisir qui est devenu conduite à l’égard de la répétition, c’est lui qui accompagne et suit maintenant la répétition comme terrible puissance indépendante. Le plaisir et la répétition ont donc échangé leur rôle : voilà l’effet du saut sur place, c’est-à-dire du double processus de désexualisation et de resexualisation. Entre les deux, on dirait que l’instinct de mort va parler ; mais parce que le saut se fait sur place, comme en un instant, c’est toujours le principe de plaisir qui garde la parole. Il y a un mysticisme pervers : le pervers retrouve d’autant plus et d’autant mieux, qu’il a plus abandonné (Deleuze, 1967, p. 104).

De fait, c’est encore en fonction d’un schéma œdipien que Deleuze comprend la perversion dans Présentation de Sacher-Masoch, et nous pouvons incidemment mesurer ici l’effet de l’apport philosophique propre à Guattari. Tant que la perversion est interprétée à l’aide des deux mouvements de désexualisation et de resexualisation, tributaires d’une problématique dominée par le complexe d’Œdipe, on ne fait pas entièrement apparaître l’originalité de la structure perverse. Dans la philosophie de Deleuze, le déplacement du point d’ancrage de l’analyse du masochisme du modèle d’un masochisme moral, principalement tiré de l’œuvre littéraire de Sacher-Masoch, vers celui du masochisme érogène, exemplairement décrit dans les textes de Michel de M’Uzan, indique un changement de perspective qu’accompagne une mutation conceptuelle profonde : aux opérations freudiennes de désexualisation et de resexualisation, Deleuze et Guattari substituent celles de déterritorialisation et de reterritorialisation. Dès lors, la resexualisation sur un « complexe d’Œdipe ressuscité » fait place à une reterritorialisation sur une nouvelle terre artificielle inventée par le pervers.

5. Conclusion

La critique de la psychanalyse, qui occupe une grande partie de L’Anti-Œdipe, est notamment poursuivie dans le sixième chapitre de Mille plateaux à travers la prise en compte des notions de « programme pervers » et de « masochisme pervers » ou érogène, qui évacuent les repères Œdipiens. Dans l’épreuve d’une reconfiguration intégrale de ses circuits libidinaux et d’un excès sur son corps propre, qu’il surplombe pour conquérir une position inviolable et toute-puissante, le masochiste pervers rencontre le réel intense dont le schizophrène fait aussi l’expérience. Mais, contrairement à ce dernier –qui se situe « avant la distinction homme-nature » et pour qui la nature est vécue comme processus de production– le masochiste pervers se laisse emporter dans un devenir-animal qui, loin de lui permettre de renouer avec la nature, le précipite dans l’artifice d’un dispositif qu’il contrôle entièrement : sa métamorphose coïncide avec la construction de « néo-territorialités » perverses, espaces de repli paradoxalement irrespirables et pleinement appropriés, où le désir ordonne le réel en lui imprimant la structure irréelle du fantasme. Si L’Anti-Œdipe tend à identifier la double transformation du pervers (son devenir) et de son territoire à un mouvement général d’artificialisation et de déréalisation qui est aussi celui de la machine capitaliste (Jambois, 2016), les analyses développées dans Mille plateaux laissent au contraire entendre que les zones ou dispositifs configurés par le pervers, enclaves au milieu d’un espace commun et vide, contiennent et compriment le noyau même de la réalitéφ

Referencias:

Burroughs, W. (1959). Le festin nu. Paris: Gallimard.

Deleuze, G. (1984). Francis Bacon. Logique de la sensation. Paris: La Différence.

Deleuze, G. (1969). Logique du sens. Paris: Minuit.

Deleuze, G. (1967). Présentation de Sacher-Masoch. Paris: Minuit.

Deleuze, G. et Guattari, F., (1972). L’Anti-Œdipe. Paris: Minuit.

Deleuze, G. et Guattari, F. (1980). Mille plateaux. Paris: Minuit.

Dupouy, R. (décembre 1929). «Du masochisme ». Annales médico psychologiques, 12(II), 393-405.

Freud, S. (1949). Abrégé de psychanalyse. Paris: P.U.F.

Freud, S. (1995). Malaise dans la culture. Paris: P.U.F.

Freud, S. (1999). « Le problème économique du masochisme » Névrose, psychose et perversion. Paris : P.U.F.

Jambois, F. (2016). Deleuze et la mort. Chemins dans «L’Anti-Œdipe». Paris: L’Harmattan.

Lacan, J. (1966). Écrits. Paris: Le Seuil.

Lacan, J. (1990). Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris: Le Seuil.

M’Uzan, M. (1977). L’art et la mort. Paris: Gallimard.

M’Uzan, M.(1994). La bouche de l’inconscient. Paris: Gallimard.

Notas de autor

[*] francés. Doctor en Filosofía, Universidad de Toulouse. Investigador miembro del grupo Erraphis adscrito a la Universidad de Toulouse II Jean-Jaurés.
[**] Artículo de investigación
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